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Jean-Pierre ISSENHUTH La Géométrie des ombres C O L L E C T I O N L I B E R T é G RA N D E BORéAL Extrait de la publication

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Poète, professeur, critique, petit-fils d’un charpentier alsacien, Québécois depuis des lustres, plus paysan qu’homme de lettres, Jean-Pierre Issenhuth a publié des carnets (Chemins de sable, Le Cinquième Monde) qui rassemblent ses réflexions de jardinier et de promeneur, débusquant dans la littérature et la phy-sique contemporaine les voix qui ouvrent des pistes, lisant le monde tel qu’il va, ruminant ses humeurs humanistes et misanthropes dans une cabane cons-truite de ses mains. L’auteur est paradoxalement un ennemi de la littérature se nourrissant de littérature,« un ermite activement préoccupé de communauté », pour qui « la contradiction est le fond des choses, leur beauté, leur vérité possible et leur moteur ». Dis-paru en juin 2011, il laisse avec La Géométrie des ombres son testament de journalier du verbe.

La Géométrie des ombres

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Les Éditions du Boréal4447, rue Saint-Denis

Montréal (Québec) h2j 2l2

www.editionsboreal.qc.ca

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du même auteur

Entretien d’un autre temps, poèmes 1970-1980, L’Hexagone, 1981.

Rêveries, Boréal, 2001.

Entretien d’un autre temps, poèmes 1966-1988, Le Noroît, 2001.

Deux passions, Hurtubise HMH (coll. «L’Arbre»), 2001.

L’Expérience de Dieu avec Gerard Manley Hopkins, introduction et textes choisis par Jean-Pierre Issenhuth, Fides (coll. «L’Expérience de Dieu»), 2003.

Le Petit Banc de bois, lectures libres 1985-1999, Trait d’union, 2003.

Le Cinquième Monde, carnet, Fides, 2009.

Chemins de sable, carnet 2007-2009, Fides, 2010.

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Jean-Pierre Issenhuth

La Géométrie des ombres

préface d’Yvon Rivard

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© Les Éditions du Boréal 2012

Dépôt légal: 4e trimestre 2012

Bibliothèque et Archives nationales du Québec

Diffusion au Canada: DimediaDiffusion et distribution en Europe: Volumen

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada

Issenhuth, Jean-Pierre, 1947-2011

La géométrie des ombres

(Collection Liberté grande) Comprend des réf. bibliogr.

isbn 978-2-7646-2200-1

1. Issenhuth, Jean-Pierre, 1947-2011. 2. Issenhuth, Jean-Pierre, 1947-2011 – Livres et lecture. 3. Lit-térature québécoise – Histoire et critique. 4. Littérature française – Histoire et critique. I. Titre. II. Collection: Collection Liberté grande.

ps8567.s74z473 2012 c848’.5403 c2012-941788-2

ps9567.s74z473 2012

isbn papier 978-2-7646-2200-1

isbn pdf 978-2-7646-3200-0

isbn epub 978-2-7646-4200-9

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À Pierre Vadeboncoeur

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L’affirmation que la géométrie est morte ne mérite que le mépris.

benoît mandelbrot, Les Objets fractals

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Préface

Le dernier choc du dehors

Jean-Pierre Issenhuth n’aimait pas parler de lui, il préférait parler des vers de terre, en qui il voyait «des frères esti-més1», et des êtres qu’il admirait, écrivains ou bûcherons,

mystiques ou hommes de science. Son préféré était Hopkins, prêtre anglais du xixe siècle, qui faisait partie de la famille au point où on l’y appelait par son surnom, Skin. Je vais donc vous parler d’Issenhuth à travers Hopkins, qu’il a traduit et com-menté, et avec lequel il avait tant d’affinités.

Gerard Manley Hopkins a écrit des poèmes, des carnets, «activité discrète, surtout pour quelqu’un que le public ne pré-occupe pas en premier lieu et qui, au surplus, a tendance à consi-dérer la poésie non comme un “travail d’écriture”, mais comme une activité mentale qui aboutit à une “parole transcrite2”».

Quelle est donc cette activité mentale à laquelle Hopkins accordait ni plus ni moins de valeur qu’à toute autre activité, que ce soit enseigner, prendre parti pour les pauvres ou pelleter du fumier? «Taper sur une enclume, scier une poutre, blanchir un mur à la chaux, conduire un attelage, balayer, récurer, tout rend gloire à Dieu pour qui est dans sa grâce et y voit son devoir […]. Lever les mains pour prier rend gloire à Dieu, mais un homme qui manie une fourche à fumier ou une femme avec un seau d’eau sale Lui rendent gloire aussi3.»

1. Jean-Pierre Issenhuth, Chemins de sable. Carnet 2007-2009, Montréal, Fides, 2010, coll. «Carnets», p. 158.

2. Jean-Pierre Issenhuth (éd.), L’Expérience de Dieu avec Gerard Manley Hopkins, Montréal, Fides, coll. «L’expérience de Dieu», 2003, p. 12.

3. Hopkins, cité par Issenhuth, L’Expérience de Dieu, p. 24.

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Rendre gloire à Dieu, c’est apprendre à voir dans le monde «les traces de Dieu»: «Entre François d’Assise et Teilhard de Chardin, son confrère, Hopkins est persuadé que ce monde est un message de Dieu. […] La présence de Dieu dans le monde n’est pourtant pas accessible sans travail. La certitude qu’Il est là résulte d’un effort plutôt que d’un sentiment romantique de fusion. Il faut se lancer dans une quête méthodique et quasi mathématique de Ses traces 4.»

Pour voir ces traces dans les êtres et les choses, dans les plantes et les animaux, dans la matière, il faut le regard précis et passionné du chercheur et du contemplateur: «Le lac ressemble à un haricot ou à l’oreille gauche d’un homme», écrit Hopkins, ou encore: «Les grêlons sont taillés comme ces diamants que l’on nomme des brillants.» La première trace d’une présence réelle dans le monde, c’est la beauté du monde qui procède de l’harmo-nie entre toutes les formes d’êtres et de vie, «des formes spéci-fiques, écrit Issenhuth, toutes uniques, en même temps que mar-quées par l’universelle analogie5».

La deuxième trace, indissociable de la première, c’est la bonté: «En tout homme et toute femme, la préférence de Hop-kins est allée à la bonté 6», préférence que partage le commenta-teur, lui qui a défini ainsi son propre héritage: «De mon grand-père paternel le charpentier, mort avant ma naissance, je ne sais que ces mots que mon père m’a dits un jour: “Il était bon.” J’ai hérité de ses deux haches à équarrir, l’une au fer orienté à gauche, l’autre à droite. De lui-même, par personne interposée, je n’ai que le mot bon. Deux haches et le mot bon, et j’ai l’im-pression d’avoir hérité de tout7.»

4. Issenhuth, L’Expérience de Dieu, p. 14.

5. Ibid., p. 14.

6. Ibid., p. 16.

7. Issenhuth, Chemins de sable, p. 136.

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Trouver les traces de Dieu dans le monde, à quoi cela sert-il? À trouver le sens, car s’il y a des traces, ces traces viennent de quelque part et vont quelque part. Ce mouvement, écrit Issen-huth, c’est «le mouvement de la nature vers l’ordre surnaturel, le retour au Père, au Christ ou à l’Esprit8». Ce monde en cache un autre, voilà comment on pourrait résumer la pensée de Hop-kins ou celle de Jacob Böhme, autre frère estimé d’Issenhuth: «Peut-être me situerais-je dans le sillage de Böhme, se demande-t-il, si j’écrivais: “Quand ce monde disparaît pour quelqu’un, il s’en révèle à lui instantanément un autre, jusque-là sous-jacent, contenu dans le premier, et sans la présence cachée duquel le premier n’aurait jamais eu accès à la manifestation9.”»

Vivre, mourir, chercher des traces, les trouver, les suivre jusque dans l’inconnu, c’est un peu comme faire un jardin: «Il y faut simplement du temps et la foi en l’issue heureuse de cette aventure un peu compliquée10.»

Les derniers mots de Hopkins ont été: «Je suis heureux, si heureux!» Les derniers mots de mon ami dont je me souvienne ont été: «Il y a toujours beaucoup à voir», sans que je sache s’ils désignaient le terrain vague qui était devant nous ou autre chose.

Encore là, Issenhuth marchait dans les traces de Hopkins, qui «avait quelque ressemblance avec l’apôtre Philippe, le timide, le perspicace, le contemplatif, qui voulait voir et appelait à voir ce qui méritait d’être vu. Comme Nathanaël sous le figuier, il a été appelé à l’action et à l’espérance de contempler, au-delà, le ciel ouvert et l’activité des anges11».

Qui était ce je dont on peut suivre les traces jusqu’à la fin puisqu’il a terminé La Géométrie des ombres quelques jours avant de disparaître? «Dans l’image que je me fais de je, il n’est

8. Issenhuth, L’Expérience de Dieu, p. 17.

9. Issenhuth, Chemins de sable, p. 227.

10. Ibid., p. 255.

11. Issenhuth, L’Expérience de Dieu, p. 21.

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ni lui-même ni un autre, il est un peu de tout, simultanément et successivement, en fonction des chocs du dehors qui modifient sa position et sa forme. Hors de ce statut naturel, il ne prend (et on ne saisit de lui) que des poses, des postures théâtrales dont le caractère figé, obtenu en se protégeant du dehors, n’offre qu’une illusion de consistance.»

Pas étonnant qu’un tel je ait trouvé dans le carnet «le genre le plus approprié aux époques de métamorphose d’une exis-tence», que «c’est dans un livre composé au compte-gouttes, en sautillant comme à la marelle, au gré des surprises du dehors, que j’ai l’impression que l’écrit coïncide le moins mal avec la vie, et donc la représente le mieux».

Pas étonnant non plus qu’un tel je, qui a travaillé toute sa vie «au déménagement de la connaissance de soi vers le dehors», ne parle pas de sa mort imminente, tout occupé qu’il est à colla-borer avec la nature («Tous les matins, je me réveille étonné d’être en vie et heureux à l’idée de collaborer encore un jour avec la nature»), dont il ne voudrait surtout pas gêner le travail: «Quand je disparaîtrai, la nature continuera son ouvrage sans ralentir le pas, et j’aime l’idée qu’il en sera ainsi.»

Issenhuth nous a appris à voir, il nous laisse tout ce qu’il a appris, tout ce qu’il a reçu, et la manière de disposer de tout héri-tage: «Ce qui compte m’a été donné gratuitement: la vie, les idées, l’énergie de faire, la faculté d’imaginer, les mots, les canards, les amis, la terre, l’amour. Cela suffit pour que la grati-tude efface tout autre sentiment12.»

Yvon rivard

(Version remaniée du texte lu aux obsèques de Jean-Pierre Issenhuth, à l’église d’Oka,

le 14 juin 2011.)

12. Issenhuth, Chemins de sable, p. 222.

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La ville de Laval ressemble à un casse-tête commencé, et comment dire s’il a bien commencé? Dans les zones en cours d’urbanisation, un sentiment d’abandon pèse sur

les champs délaissés où la forêt n’a pas eu le temps de revenir. Des îlots habités se multiplient sur un fond de nature en friche. Par rapport à l’ensemble futur, si ensemble il doit y avoir, que représentent ces îlots? On ne peut les qualifier d’es-sais comme dans un vrai casse-tête, où la disposition est pro-visoire. Les îlots sont inamovibles. Pour le moment, aucun n’a de sens évident. Si la signification n’existe pas isolément, peu-vent-ils attendre le salut d’un entourage encore inconnu? Il n’y a pas de murs entre les îlots et la nature en friche, mais c’est tout comme: ce qui prévaut d’un côté (l’armoise, la valériane, la tanaisie, l’asclépiade, les quenouilles, les pissenlits, la bar-dane, la verge d’or, le tussilage, etc.) est banni de l’autre, et il n’est pas sûr que l’image finale de la ville aura davantage de signification que l’archipel actuel. «[C’]est toujours dans les lieux propices à des instants de pure douceur que s’accumule la possibilité du désastre1.»

Derrière la question du dessin se profile celle du dessein. À partir des villages existants, une idée a-t-elle présidé à la transformation de l’île en ville? Ou bien les hasards de la spé-culation immobilière décident-ils de tout? Dans l’état des lieux, il est difficile de prévoir et même d’imaginer ce qui vien-dra. Difficile aussi d’attacher son attention aux îlots insigni-

1. Pierre Péju, La Diagonale du vide, Paris, Gallimard, 2009, p. 123.

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fiants. Mais le promeneur peut s’arrêter à considérer ce qui reste d’une île agricole et sauvage, semée de villages colorés, de forêts et de champs cultivés, où l’histoire du cadastre et des successions a fait son œuvre de consolidation et de méta-morphose.

Entre le boulevard Dagenais et le chemin Saint-Antoine, il y a un endroit que je crois propice à l’observation de la forêt originelle. Sur une butte se présente un assez rare mélange de grands arbres: des pruches, des chênes rouges, des bouleaux jaunes, des érables, des pins blancs et des hêtres. Ce n’est pas une grande surface, ni probablement la seule de ce genre à Laval, mais je n’en connais pas où l’on passe sous des hêtres si majestueux. Ils essaiment autour d’eux, et les jeunes pousses, qui en hiver gardent leurs feuilles sèches, donnent au sous-bois une tonalité jaune pâle.

«Seules les phrases idiotes veulent être rendues publiques. Les autres, qui possèdent un reste de pudeur et de décence, se cachent aussitôt que quelqu’un arrive. Comme des mar-mottes. Avec quelle agilité elles déguerpissent1!» Entre l’élé-phant et le hêtre, les rapports sont aussi étroits qu’entre les phrases et les marmottes. Étrange et touchante, la délicatesse avec laquelle un éléphant pose les monuments massifs de ses pattes! Il en va de même pour le hêtre. Du départ d’une branche tombée, il reste sur le tronc un œil aux paupières plissées, et les grosses branches ont la souplesse de trompes figées dans l’ondulation de leur mouvement. Comment pas-ser sous un hêtre sans se sentir pénétré par la puissance bien-veillante et le calme méditatif de l’éléphant? Dans l’apparence d’un grand chêne rouge, tout est plus heurté et plus austère. En février, un jour de semaine, quand les pistes de la forêt sont bien tapées et les motoneiges absentes, une promenade peut se décider sur les simples mots: «Allons voir les hêtres!» L’absence de feuilles donne une vue complète des ramifica-

1. Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Paris, Zoé, 2009, p. 202.

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tions fractales les plus fines et une pleine conscience du moment où, devenues volume indistinct et comme subato-mique, elles se changent en nimbe. Il ne manque que les faînes que je décortiquais et mangeais autrefois, à la fin de l’au-tomne, sous les hêtres des Ardennes belges. Peut-être que trop d’écureuils et de suisses ont besoin des faînes ici. N’importe! Aussi vrai que les phrases peuvent s’absenter si j’ai des mar-mottes, à défaut d’éléphants, j’ai les hêtres.

À la limite de Laval-sur-le-Lac, au pied du barrage du Grand-Moulin, là où le lac des Deux Montagnes se déverse dans la rivière des Mille Îles, entre l’île Turcotte et les deux rives, l’eau reste libre de glace en raison du courant puissant. En ce mois de février, une trentaine de couples de canards colverts sont visibles au bord, du côté lavallois. Une grande bernache vit avec eux. Pourquoi n’est-elle pas partie avec ses congénères? Autour d’elle, si calme, les colverts qui s’agitent, s’arrêtent sur une patte, marchent sur la glace ou pédalent pour remonter le courant ont l’air d’enfants qu’elle surveille. «[C]ertaines espèces semblent franchement des transforma-tions inachevées. Les canards, par exemple. Je ressens de l’af-fection pour eux, mais je ne peux m’empêcher de sourire en voyant leur petit derrière dans les airs quand ils pêchent un bout d’algue ou quand je les aperçois à l’atterrissage1.» Les canes ont l’éloquence à laquelle j’étais habitué à des milliers de kilomètres d’ici; les mâles ont les mêmes couleurs invrai-semblables, affichent le même quant-à-soi, les mêmes plumes de queue en accroche-cœur; aux ailes des uns et des autres, on voit la même rangée de plumes phosphorescentes qui, par le bleu et le mystère, font penser à la grande série de 9 des décimales de π2; des deux côtés de l’Atlantique, les colverts

1. Michèle Plomer, HKPQ, Montréal, Éditions Marchand de feuilles, 2009, p. 48. Je ne vois pas trop en quoi l’atterrissage des colverts peut faire sourire, les avions atterrissent comme eux. L’aviation s’est contentée de remplacer les pattes par des roues.

2. «La plus fameuse suite numérique de pi est appelée le point de Feyn-

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