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2 R É F U G I É S

EN 2004, IL Y A EU DE BONNES NOUVELLES pour les ré-

fugiés, dans des lieux parfois inattendus, relevant

presque du miracle. En Afghanistan, le gouverne-

ment a organisé les premières élections démocratiques de

l’histoire du pays et son peuple, y compris ceux revenus d’exil,

a pu choisir librement son président. Au Pakistan voisin, c’est

une femme qui a été la première à voter dans l’un des camps

abritant des réfugiés afghans. Le symbole est de taille, sur-

tout lorsque l’on apprend qu’à l’autre bout du monde, à

Athènes, l’une des deux premières femmes à représenter

l’Afghanistan aux

Jeux olympiques

avait également

été une réfugiée.

A Monrovia,

les rapatriés libé-

riens ont retrouvé

leurs maisons en

ruines mais, en

même temps, des

voisins prêts à

partager le peu

qu’il leur restait.

De bouleversantes

retrouvailles ont

également eu lieu en Sierra Leone, en Angola et dans la corne

de l’Afrique.

Au Rwanda, les derniers réfugiés qui avaient fui le géno-

cide sont enfin rentrés chez eux, et d’aucuns ont même eu

l’incroyable joie d’apprendre que leurs proches avaient

échappé à la folie meurtrière qui avait fait 800 000 victimes

dix ans plus tôt.

D’après les dernières statistiques, le nombre de personnes

relevant du mandat du HCR aura décliné de plus de 3 millions

dans les trois dernières années et celui des demandes d’asile au-

près des pays industrialisés est tombé à son niveau le plus bas

depuis 17 ans. Ces tendances devraient se confirmer en 2005.

Hélas, force est de constater qu’il n’y a pas eu que de bonnes

surprises au cours de l’année passée. Le drame du Darfour a

sombré dans la tragédie : plus de deux millions de civils ont

été déracinés par la violence et un nombre incalculable de

personnes ont été tuées. L’ Union européenne a accueilli dix

nouveaux membres, mais des centaines de désespérés, prêts

à tout pour atteindre ses côtes, ont péri noyés en mer Médi-

terranée. Et la situation s’est embourbée en Iraq tandis qu’en

Tchétchénie la colère a continué de gronder.

Le principe même de la protection des populations les plus

vulnérables a été menacé dans de nombreux pays, qui se sont

montrés plus soucieux de leur sécurité que des problèmes hu-

manitaires.

Dans l’ensemble, 2004 a été une année contrastée, comme

l’a souligné le Haut Commissaire Ruud Lubbers, “une année

relativement bonne dans un monde difficile”.

Mais la frustration est encore de mise chez certainshumanitaires qui ont le sentiment que l’Amérique latine et cen-trale est «un continent oublié», celui des «réfugiés invisibles»,occultés par une communauté internationale dont l’attention estmonopolisée par des crises plus spectaculaires et de plus grandeampleur, comme en Afrique ou en Afghanistan.

Pourtant, les pays d’Amérique latine ont récemment célébréune date clé en matière de protection des réfugiés : les vingt ansde la Déclaration de Carthagène, qui a contribué au règlementdes sanglants conflits armés en Amérique centrale dans les an-nées 80 et à secourir une grande partie des deux millions de ci-vils jetés sur les routes de l’exil.

La conférence de ce vingtième anniversaire s’est tenue à Mexicoen novembre 2004, et à cette occasion un nouveau plan d’action aété adopté pour s’attaquer aux problèmes de la région, notammentà la crise colombienne qui a fait au moins deux millions de déra-cinés. Lors de la rencontre de Mexico, Ruud Lubbers a déclaré : “Il est réconfortant de constater que dans un contexte mondiald’érosion du droit d’asile et des principes de la protection, les paysd’Amérique latine entendent appliquer les normes de protection lesplus élevées”.

Une année de contrastes

Fin de l’exil en Iran pour cette famille d’Afghans.

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3R É F U G I É S

2 É D I T O R I A L

Quelques bonnes surprises au rendez-vous.

4La tragédie du Darfour a éclipsé d’autresévénements de 2004, dont les électionsprésidentielles en Afghanistan, lerapatriement de milliers de réfugiés dansplusieurs Etats africains, et l’élargissement del’Union européenne à 25 pays membres.

Le monde en 2004Au nom de l’humanitaire.

16 I N T E R V I E W

Le Haut Commissaire Ruud Lubbers passeen revue 2004, une année relativementbonne dans un monde difficile, et nous faitpart de son point de vue : le HCR doit et peutencore mieux faire.

22 C A R T H A G È N E

La Déclaration de Carthagène, instrumentclé de la protection des réfugiés en Amériquelatine, commémore son XXe anniversaire. Unnouveau plan d’action est lancé pouroptimiser son potentiel face aux défisd’aujourd’hui.

De nouveaux jalonsLa Déclaration de Carthagène a étendu lechamp d’application de la Convention de 1951à d’autres catégories de déracinés.

Rappel historiqueLa protection des réfugiés en Amériquelatine à travers le temps.

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4 L’Afghanistan organiseses premières électionsprésidentielles en 2004

et l’Union européenneaccueille dix nouveaux paysmembres. Mais en Afrique, leDarfour est frappé par unecatastrophe humanitairemajeure.

16 Le Haut CommissaireRuud Lubbers notel’apparition d’un

climat moins favorable auxréfugiés dans plusieurs parties du monde.

22 La Déclaration deCarthagène, clé devoûte de la protection

des réfugiés en Amériquelatine, a célébré son XXe

anniversaire en novembredernier.

Rédacteur :Ray Wilkinson

Edition française :Mounira Skandrani

Ont contribué :José Riera et le personnel du HCRdans le monde

Secrétariat de rédaction :Virginia Zekrya

Iconographie :Suzy Hopper, Anne Kellner

Design :Vincent Winter Associés

Production :Françoise JaccoudRomain Leonarduzzi

Gravure photos :Aloha Scan - Genève

Distribution :John O’Connor, Frédéric Tissot

Cartes géographiques :Unité de cartographie du HCR

Documents historiques :Archives du HCR

RREEFFUUGGIIÉÉSS est publié par le Service del’information et des relations avec lesmédias du Haut Commissaire desNations Unies pour les réfugiés. Lesopinions exprimées par les auteurs nesont pas nécessairement partagées parle HCR. La terminologie et les cartesutilisées n’impliquent en aucne façonune quelconque prise de de position oureconnaissance du HCR quant au statut juridique d’un territoire ou de sesautorités.

La rédaction se réserve le droit d’appor-ter des modifications à tous les articlesavant publication. Les textes et les pho-tos sans copyright © peuvent être libre-ment reproduits, à condition d’en men-tionner la source. Les demandes justi-fiées de photos avec © peuvent êtreprises en considération, exclusivementpour usage professionnel.

Les versions française et anglaisesont imprimées parAMILCARE PIZZI S.p.A., Milan.Tirage : 283 700 exemplaires enfrançais, anglais, allemand, espagnol,italien, russe, arabe et chinois.

IISSSSNN 00225522--779911 XX

Couverture :Les gros titres de l’actualité en 2004.

UUNNHHCCRRCase postale 25001211 Genève 2, Suissewww.unhcr.org

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R E V U E

Le Darfour s’embrase. Un rebelle soudanaisdevant un village incendié.

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L a profonde cicatrice qui creusele front d’Emmanuel Murangira témoignede la réalité du génocide. L’homme serappelle. Il décrit les raids de miliciensdans sa ville de Gikongoro, la chasse aufaciès et aux opposants politiques, les jour-nées de terreur, les 25 000 hommes,

femmes et enfants massacrés à coup de fusil ou de ma-chette en l’espace de quelques heures. Il a perdu sa femme,ses cinq enfants et une quarantaine d’autres membres desa famille. Atteint d’une balle à la tête, perdant son sangen abondance, il a été laissé pour mort sous une pile decadavres. Il est aujourd’hui l’un des quatre seuls survivantsdu carnage.

Cent jours de folie meurtrière, 800 000 victimes. Lemonde a assisté avec horreur mais sans vraiment réagir

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Une année relativement bon2 0 0 4 E N R E V U E

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Rentrée desclasses enAfghanistan.

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ne dans un monde difficile

au déroulement de ce long cauchemar, refusant d’inter-venir directement, de prendre position ou même de pro-noncer le mot tant redouté de génocide.

Le 6 avril 2004, le Rwanda a commémoré le 10e anni-versaire d’une tragédie tardivement reconnue comme unmassacre ethnique. A la fois guide de ce voyage macabreet interprète tout aussi digne que bouleversant de sonpropre calvaire, Emmanuel Murangira a participé au cé-rémonial de ce poignant retour dans le temps en faisantvisiter le mémorial de Gikongoro, à quelques mètres seu-lement du lieu où sa famille a été exterminée.

Autrefois, c’était une école. Dans les salles de classe,les pupitres ont été remplacés par des planches où sontempilés les squelettes d’une partie des victimes. Le cœurserré, on distingue ici et là la forme d’un enfant recro-quevillé en position fœtale comme pour se protéger, un

petit crâne, une mâchoire béante d’où semble encorejaillir un hurlement de terreur.

A peine dix ans après ces terribles événements, lesdeux principales ethnies du pays, Hutus et Tutsis, viventde nouveau côte à côte dans une paix renouée, même siencore fragile. Kigali, la capitale, a retrouvé ses embouteil-lages et se reconstruit rapidement. Les paysans s’activentdans les champs et les plantations de thé et de café quicouvrent les collines rwandaises.

En 1994, plus de 2,5 millions de Rwandais contraintsde fuir leur pays se sont réfugiés dans d’immenses campsau Zaïre et en Tanzanie. En tentant de leur venir en aide,le HCR et les autres organisations humanitaires ont dumême coup involontairement distribué de l’aide aux nom-breux tueurs — les interahamwe — qui s’étaient infiltrésdans les camps. L’intervention en faveur des Rwandais

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8 R É F U G I É S

allait devenir l’opération humanitaire la plus controver-sée et la plus complexe jamais organisée depuis la Se-conde Guerre mondiale (voir réfugiés, n° 135).

Mais au début de 2004, les camps avaient disparu. Laplupart de leurs habitants et même beaucoup d’exilés ayantfui des crises antérieures —3,2 millions au total— étaientrentrés chez eux, certains par avion, d’autres en camionou en autocar, d’autres encore après plusieurs semainesde marche à travers les épaisses forêts tropicales et leshautes herbes de la savane.

La réconciliation nationale reste fragile et inachevée,mais compte tenu de l’énormité de la tâche, elle tient déjàdu miracle.

“Nous devons réapprendre à vivre ensemble”, résumesobrement Emmanuel Murangira, conscient des enjeuxde l’avenir. Ses espoirs, tout comme les dizaines de com-mémorations officielles organisées dans cette magnifiquecontrée d’Afrique centrale si éprouvée, traduisent à la foisune sorte de renaissance et une volonté de tout faire pourqu’une telle tragédie ne se répète plus.

Bill Clinton, Président des Etats-Unis au moment desfaits, a reconnu dans une déclaration qu’il n’avait rien vuvenir : “Nous n’avons pas réagi assez vite quand les mas-sacres ont commencé. Nous n’aurions jamais dû laisserles camps de réfugiés devenir des repaires de tueurs. Etnous n’avons pas immédiatement appelé ces crimes deleur vrai nom : génocide.”

P L U S J A M A I S Ç ALe monde peut généralement respirer pendant des an-

nées, voire quelques décennies, avant qu’un tel degré d’hor-reur ne frappe à nouveau. Mais au fil du temps, l’atrocitédu génocide s’émousse, les images de cauchemar pâlis-sent, et les «plus jamais ça» solennels sont oubliés. Laconscience universelle a la mémoire courte.

En effet : en 2004, alors que le Rwanda se recueillepour commémorer la dixième année de sa «délivrance»,un autre drame couve à 1500 km plus aunord. Les clignotants étaient au rouge de-puis quelque temps déjà, mais on les avait àpeine remarqués. Dès l’été 2003, le HCR in-tervient pour aider un nombre croissant deréfugiés soudanais fuyant l’ouest du Soudanpour chercher refuge au Tchad voisin. Ils se-ront 75 000 à la fin de cette année là. L’agencetire la sonnette d’alarme en parlant ouver-tement — et elle est la première — de net-toyage ethnique, «d’urgence invisible » puisde « crise humanitaire la plus grave du moment» à propos du Darfour.

A l’ère de la télévision planétaire, des catas-trophes humanitaires qui touchent des cen-taines de milliers, voire des millions d’indivi-dus, des crises apparemment plus circonscritesne s’impriment que très lentement dans laconscience collective.

Régions de brassage ethnique situées au carrefourdes routes caravanières ancestrales de l’Afrique, le Tchadet le Darfour restent cependant à l’écart des réseaux decommunication modernes. Leur milieu naturel —désert,broussailles et reliefs accidentés — est particulièrementhostile, et il y règne une chaleur accablante. Les réfu-giés sont arrivés avec d’épouvantables récits de mas-sacres et de scènes d’apocalypse, qu’il était toutefois dif-ficile d’aller vérifier sur place.

Le HCR a en effet pour mission d’aider les réfugiés

Interceptés à Lampedusa,

en Italie.

ALORS QUE LE RWANDA SE RECUEILLAIT POUR COMMÉMORER LA 10e ANNÉE DE SA DÉLIVRANCE,UNE AUTRE CATASTROPHE COUVAIT À 1500 KM PLUS AU NORD.

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Reconstruire laBosnie.

Monter la gardeaux nouvelles frontières de l’Europe.

hors de leur pays et aucune autre organisation internationale n’était présente au Darfour mêmepuisque le gouvernement soudanais y avait interdittoute intervention étrangère.

Ainsi, ayant mûri en vase clos, la crise a été lar-gement ignorée. Malgré les multiples cris d’alarmelancés depuis le Tchad par le HCR, “c’est seulementau bout de six longs mois, après l’exode forcé de cen-

taines de milliers decivils chassés deleurs villages, aprèsqu’ il y ait eu desmilliers voire des di-zaines de milliers de

morts, que la communauté internationale a décidéde se rendre au Darfour”, a souligné le Haut Com-missaire Ruud Lubbers dans un récent entretien.

La crise a en fait commencé à germer dans lesannées 80, lorsque de grandes sécheresses ont dé-truit le fragile écosystème de la région, d’où une ra-réfaction des ressources en terres et en eau que de-vaient se partager des populations ayant coexistépacifiquement pendant des siècles — des agriculteurs,des africains noirs, et des nomades arabes, les unset les autres en grande majorité musulmans.

Le conflit éclate au grand jour lorsque des hordesde cavaliers armés de fusils hors d’âge ou de mi-

trailleuses AK47 commencent à effectuer des raz-zia dans la région, avec, dit-on, le soutien du gou-vernement. Viols, pillages, incendies de maisons — les janjawid, comme on ne tardera pas à les sur-nommer, détruisent des centaines de villages. Denouveaux mouvements rebelles, l’Armée de libé-ration du Soudan et le Mouvement pour la justiceet l’égalité s’érigent en défenseurs des paysans.

Menacé de sanctions internationales, Khartoumaccepte enfin d’entrouvrir la porte aux observa-teurs et aux organismes d’assistance, tout en conti-nuant à nier l’existence d’une quelconque crise. Lescentaines d’humanitaires, y compris des membresdu HCR, et les quelques soldats de la paix dépê-chés dans la région sont horrifiés par l’ampleur dudésastre.

Vers la fin de 2004, quelque 200 000 Soudanaisdu Darfour se sont réfugiés au Tchad, où ils étaientrelativement en sécurité mais où ils avaient à peinede quoi survivre. Nombre d’entre eux étaient atro-cement balafrés et avaient dû abandonner femme,mari et surtout enfants à un sort incertain.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS),rien qu’au Darfour, au moins 70 000 personnes se-raient mortes des conséquences de la guerre, vic-times de la maladie ou de la malnutrition, et onignore combien ont été tuées par les combattants.Au moins 1,8 million de civils se sont enfuis aprèsavoir assisté au viol et à l’enlèvement de leursfemmes et de leurs filles, au massacre de leurs amiset voisins, à la destruction de leur maison. La plu-part se sont cachés dans le désert ou dans les mon-tagnes avant de se réfugier dans l’un des camps ins-tallés à la hâte par les humanitaires. Mais même là,leur vie ne tenait qu’à un fil. “Les hommes qui sor-tent chercher de la nourriture ou un proche sonttués, et nous on est violées… c’est comme ça”, confientles femmes.

Contrairement à ce qui s’est passé pour le Rwanda,le mot de génocide s’impose très vite à propos duDarfour, à telle enseigne qu’en septembre 2004, lesecrétaire d’Etat Colin Powell le prononcera deux foisdans la même phrase devant la Commission des af-faires étrangères du Sénat américain : “Nous [le gou-vernement américain] avons conclu qu’un génocidea été commis au Darfour, et que ce génocide risquede se poursuivre.”

L’ONU dépêche une mission sur place pour dé-terminer si cette grave accusation est fondée. Pourcertaines organisations de défense des droits del’homme, il s’est certes passé des choses terriblesau Darfour, mais peut-on pour autant parler degénocide ?

Le New York Times publie un long article quitente de démêler et d’éclairer la situation. Et deconclure : “Si c’est un génocide, il ne ressembleguère à ceux que nous avons connus auparavant.Il est plutôt furtif, insaisissable. On tue en coulisses.On massacre un peuple dans un pays où il est biendifficile de faire la part de l’incompétence et celle

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6 avrilLe Rwanda commémore la 10e

année du génocide au coursduquel 800 000 personnes ontété massacrées par desextrémistes hutus en cent joursde folie meurtrière. Sur les 6,5millions d’habitants du pays,près de la moitié ont étémassacrés ou contraints des’exiler. Depuis, le Rwanda faitdes efforts remarquables pourse remettre sur pied.

1er maiL’Union européenne accueilledix nouveaux Etats, regroupant désormais 25 pays membres et 455 millions de citoyens. Parallèlement, l’UE finalise lapremière phase d’un ambitieuxprojet, particulièrement com-plexe et délicat : l’harmonisationde ses politiques d’asile et d’immigration.

3 juinL’assassinat de cinq membres deMédecins Sans Frontières Pays-Bas à Badghis, dans l’ouest del’Afghanistan, braque denouveau les projecteurs sur lesmenaces croissantes auxquellessont exposés les humanitairespartout dans le monde.

21 juilletAprès dix ans d’une guerre civilequi n’a pris fin qu’en 2000, lesderniers des 280 000 réfugiéssierra-léonais rentrent chez eux.Le Haut Commissaire RuudLubbers a souligné que cerapatriement, ainsi que lesmouvements similaires observésau Libéria, en Erythrée, enAngola et dans d’autres Etats,marquent « l’Année du retour»en Afrique.

14 aoûtMais au Burundi, le massacre de156 Congolais dans le camp deGatumba, par des bandits armésde fusils automatiques, demachettes et de grenades, l’unedes pires agressions perpétréesà l’encontre d’un site abritant

des réfugiés, rappelle au mondeque la précarité règne toujoursen Afrique centrale.

9 septembreLe secrétaire d’Etat américainColin Powell déclare : “Ungénocide a été commis auDarfour. Le gouvernementsoudanais et les janjawid enportent la responsabilité, et cegénocide risque de sepoursuivre”. Au moins 70 000civils ont été tués et près dedeux millions d’autres déracinésdepuis le début de cette crisehumanitaire décrite par l’ONUcomme la plus grave qui sévitaujourd’hui.

21 septembreLa Bosnie-Herzégovine accueilleson millionième rapatrié, sur lesquelque 2,2 millions de civilsexilés par trois ans de guerredans les années 90.

1er octobreLe HCR lance un programme derapatriement d’une durée detrois ans pour 340 000 Libériensdéracinés par le conflit sanglantqui a déchiré cet Etat d’Afriquede l’Ouest. Environ autant de

personnes déplacées à l’intérieurmême du Libéria devraientégalement retrouver leur foyer.

9 octobreL’Afghanistan, en pleinereconstruction, organise desélections et Hamid Karzaï estélu Président. Environ 800 000Afghans sont revenus dans leurpays au cours de l’année,rejoignant ainsi plus de troismillions de leurs compatriotesrentrés au cours des deuxannées précédentes.

14 octobreDans la corne de l’Afrique, laSomalie en ruines entrevoitenfin une lueur d’espoir : l’anciensoldat et seigneur de guerreAbdullahi Youssouf Ahmedprête serment en tant quenouveau Président lors d’unecérémonie tenue au Kenyavoisin. Au moins 500 000personnes avaient péri et desmillions d’autres avaient étédéracinées depuis l’implosion dela Somalie dans les années 90.

24 octobreLes citoyens serbes,minoritaires, boycottent les

élections dans la province duKosovo placée sous mandat del’ONU, compromettant ainsi sonavenir politique. Près de900 000 Albanais du Kosovoavaient fui la région ou enavaient été chassés par lesautorités serbes en 1999, avantque les troupes de l’OTAN nemettent fin au nettoyageethnique. La plupart desAlbanais sont revenus, mais prèsde 220 000 Serbes sont encoredéplacés.

22 novembreCommémoration du XXe

anniversaire de la Déclarationde Carthagène à Mexico,adoptée par dix Etatsd’Amérique centrale et latine,suite au cycle infernal deviolence généralisée et deguerres ayant provoqué l’exodede plus de deux millions depersonnes en Amérique centraledans les années 80. Sans pourautant avoir force de loi,«Carthagène» étendl’application de la Conventionde Genève de 1951, clé de voûtede la protection des réfugiés, àd’autres catégories depersonnes déracinées.

Le monde en 2004

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Libéria : le retour est parfois synonyme de désarroi.

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de la volonté délibérée. Extermination planifiée, géniedu mal à l’état pur ou simplement preuve supplémen-taire de l’impuissance totale du gouvernement ? Des gé-nocides se produiraient-ils presque par inadvertance ?”

T O U J O U R S M O I N S N O M B R E U XEn 2004, année «relativement bonne dans un monde

difficile» pour reprendre les termes de Ruud Lubbers, latragédie du Darfour a éclipsé les autres nouvelles, bonneset mauvaises, concernant les réfugiés.

Au chapitre des bonnes nouvelles, il faut noter la di-minution du nombre de réfugiés et autres personnessous la protection du HCR, qui s’est établi entre 16 et17 millions pour 2004, contre 21,8 millions au début de2001, au moment de l’entrée en fonctions du Haut Com-missaire. Cette tendance a été particulièrement nette en2003, avec des chiffres en baisse de plus de trois mil-lions par rapport à l’année précédente. Le nombre dedemandes d’asile déposées auprès des pays industriali-sés a également atteint son niveau le plus bas depuis 17ans. Rien qu’au cours des trois premiers trimestres del’an passé, on a enregistré une diminution de 22%, avecseulement 271 700 requérants. Ces orientations devraientse confirmer en 2005.

Le rapatriement des réfugiés afghans demeure la plusvaste opération du HCR en 2004, avec le retour de près

de 800 000 personnes. Plus de trois millions de leurs com-patriotes étaient déjà rentrés chez eux après le renverse-ment des taliban par les forces de la coalition américaineet la mise en place d’un gouvernement intérimaire à lafin de 2001. Et, événement phare de l’année, en octobre2004, le pays organise les premières élections présiden-tielles démocratiques de son histoire, remportées à unelarge majorité par le chef du gouvernement intérimaireHamid Karzaï.

Mis à part la tragédie du Darfour, 2004 a été « l’Annéedu retour » pour le continent africain. Au Libéria, le HCRa pu lancer une opération de rapatriement grâce à la-quelle 340 000 Libériens réfugiés dans les pays voisins etautant de leurs compatriotes déplacés pourront enfinrentrer chez eux et reconstruire leur vie, maintenantque la guerre est finie. Non loin de là, en Sierra Leone, lerapatriement de 280 000 civils après une décennie deconflit s’est achevé sans encombre. Les retours ont éga-lement été très nombreux en Angola, en Afrique cen-trale et dans la corne de l’Afrique. La Somalie, où les ins-titutions de l’Etat ne fonctionnent plus depuis des années,a enfin un nouveau président, et même si son élection aeu lieu au Kenya voisin cela donne une lueur d’espoir àce pays jadis en plein chaos ainsi qu’aux innombrablesSomaliens déracinés.

Le 1er mai 2004, l’Union européenne accueille dixnouveaux Etats membres et regroupe désormais 25 payset 455 millions de citoyens, devenant ainsi la plus grande

entité politique et commerciale de la planète. Parallèle-ment, l’UE finalise la première phase d’un ambitieuxprogramme d’harmonisation de ses politiques d’asile etd’immigration.

L’automne dernier, la Bosnie-Herzégovine a reçu sonmillionième rapatrié, sur les quelque 2,2 millions de ré-fugiés nés de la guerre civile qui a dévasté le pays dansles années 90.

Par ailleurs, deux avancées de taille en matière de pro-tection internationale des réfugiés ont été commémoréesen 2004, l’une en faveur des apatrides, l’autre en faveurdes déracinés d’Amérique latine. On a célébré le 50e an-niversaire de la Convention de 1954 relative au statut desapatrides, l’instrument juridique de base pour venir enaide aux millions d’individus qui ne peuvent se réclamerofficiellement d’aucun pays. Comme les personnes sanscitoyenneté risquent d’être privées d’un pays de résidenceofficiel, et qu’il n’existe aucune instance spécialisée pourles cas d’apatridie, l’ONU a confié au HCR la mission deprotéger les apatrides, quoique dans un cadre juridiquerestreint. Réussite encourageante, quelque 300 000 chefsde famille d’origine indienne ont ainsi pu obtenir la na-tionalité sri-lankaise en 2004.

D’autre part, en novembre de la même année, les payslatino-américains ont célébré à Mexico le vingtième an-niversaire de l’ important jalon que représente la Décla-

ration de Carthagène sur les réfugiés, bien qu’elle n’ait pasforce de loi. Ce document a été adopté dans les années80 à l’époque où plusieurs pays d’Amérique centraleétaient ravagés par des conflits qui ont contraint plus de2 millions de civils à fuir leurs villages et leurs régionsd’origine.

Après plusieurs années au cours desquelles le nombrede personnes particulièrement vulnérables réinstalléesdans des pays tels que l’Australie et le Canada a diminuéde plus de la moitié, 2004 s’est avéré plus favorable, no-tamment aux Etats-Unis. L’UE a fait savoir qu’elle en-visageait d’augmenter sensiblement le nombre de placesdisponibles — mais pas dans un futur immédiat.

D E P R O B L È M E E N P R O B L È M EDes mauvaises nouvelles ? Il y en a eu, bien sûr. Ainsi,

la baisse régulière du nombre de réfugiés et de deman-deurs d’asile en 2004 n’a pas empêché l’exploitation po-litique de la question de l’immigration et l’érosion des ga-rants de la protection des populations les plus vulnérablesdont la sécurité, a rappelé Erika Feller, directrice de laprotection internationale au HCR, “est un devoir huma-nitaire et non pas un choix politique”. Le Haut Commis-saire Ruud Lubbers a par ailleurs expliqué que la politi-sation du dossier de l’ immigration, l’amalgame entreréfugiés et migrants économiques, couplée aux craintesliées aux réseaux criminels et terroristes, ont conduit enquelques années à une fragilisation du droit d’asile dans

“LES HOMMES QUI SORTENT SONT TUÉS, ET NOUS, ON EST VIOLÉES… C’EST COMME ÇA.”

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de nombreux pays, alors même que le nombre de réfu-giés et de demandeurs d’asile ne cessait de diminuer.

Les agences humanitaires, qui avaient prévu de com-mencer à rapatrier quelque 500 000 personnes dans lesud du Soudan en 2004, au terme d’une guerre civile de21 ans, ont dû y renoncer, du moins provisoirement, enraison de la crise du Darfour et d’autres impondérables.Elles avaient par ailleurs espéré que la chute de Sad-dam Hussein encouragerait le retour d’une partie descentaines de milliers d’Iraquiens exilés de longue date.Quelque 100 000 réfugiés sont effectivement revenusdes pays voisins, en général par leurs propres moyens(le HCR a aidé près de 19 000 candidats au retour, no-tamment d’ Iran), mais les rapatriements à grandeéchelle ont été remis à plus tard en raison de l’extrêmeinstabilité qui règne encore dans le pays.

La situation a été beaucoup plus calme en Amériquelatine, malgré le drame de la Colombie qui demeure lacrise la plus grave du continent américain — avec plusde deux millions de déplacés à l’ intérieur du territoireet des centaines de milliers de réfugiés dans les paysvoisins.

Au Kosovo, le boycott des élections par les Serbesest une nouvelle source d’ inquiétude pour l’avenir decette province sous administration de l’ONU. La Serbie

et Monténégro abrite quelque 534 000 déracinés, y com-pris 220 000 Serbes du Kosovo, dont le sort demeureincertain. Et il est tout aussi difficile de prédire quandet dans quelles conditions les 104 000 réfugiés bhouta-nais pourront enfin quitter le Népal et les camps où ilssont confinés depuis plus de dix ans.

En 2004, on comptait encore dans le monde 7 mil-lions de réfugiés pris au piège de crises humanitairesqui s’enlisent dans le temps. Malgré quelques progrèsdans la résolution de certaines des plus tenaces et desplus dévastatrices, dont l’Afghanistan, l’Angola et leSri Lanka, 38 autres continuent de sévir avec toutes lesconséquences que cela implique, dont le déracinementprolongé de populations. On a même trouvé un termepour les victimes de ces drames qui s’éternisent : les« réfugiés oubliés ».

Outre ces déracinés de longue date, il y a aussi l’en-semble des 25 millions de personnes déplacées dans leurpays (4,4 millions bénéficient de l’aide du HCR) et dontla protection relève des gouvernements concernés plu-tôt que des agences humanitaires et du droit internatio-nal des réfugiés.

La situation qui règne dans la République russe deTchétchénie ainsi que le sort de quelque 50 000 civilsdéplacés en Ingouchie sont devenus de plus en plus pré-occupants après l’acte terroriste sans doute le plus bou-leversant de 2004 : la prise d’otages de Beslan par des sé-

DEPUIS LE DÉBUT DE 2001, LE NOMBRE DE RÉFUGIÉSET AUTRES PERSONNES SOUS LA PROTECTION DU HCRA DIMINUÉ DE PRÈS DE 22%.

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paratistes tchétchènes et le massacre de 344 écoliers, en-seignants et autres innocents lors de l’assaut des forces desécurité.

Tout au long de 2004, le danger a été une fois deplus omniprésent pour les réfugiés et les humanitairesleur portant secours. Les conflits ont fait d’ innom-brables victimes, directement comme au Darfour, ouindirectement comme en République démocratiquedu Congo où 3,3 millions de personnes auraient périau cours de plusieurs années de conflit. Par ailleurs,un rapport révèle que, chaque année, au moins 4000immigrants clandestins périssent noyés en essayantde rejoindre les côtes européennes, australiennes ounord-américaines.

Qui plus est, la sécurité s’est parfois avérée illusoirejusque dans les camps de réfugiés, comme le prouve l’at-taque meurtrière, en août dernier, du camp de réfugiéscongolais de Gatumba, au Burundi, au cours de laquelleplus de 150 personnes, essentiellement des femmes etdes enfants, ont été froidement massacrées.

Médecins Sans Frontières s’est retiré de l’Afghanis-tan après le meurtre de cinq de ses représentants. AuDarfour, deux membres de Save the Children ont ététués par l’explosion d’une mine au passage de leur vé-hicule. Les humanitaires ne peuvent pratiquement plusaller en Iraq sous peine d’être enlevés et de disparaîtreà jamais.

En 2003, après l’attentat contre des bureaux de l’ONUà Bagdad, qui a fait 22 victimes, RÉFUGIÉS écrivait : “Endéfinitive, quoiqu’elles décident, les organisations hu-manitaires sont peut-être tributaires des choix tactiquesdes milices et armées régulières qui sévissent dans lespoints chauds du globe. Tant que les factions belligé-rantes persisteront à utiliser les humanitaires commeautant de pions dans leurs sombres calculs politiques etmilitaires, il sera difficile de concevoir les stratégies decompromis nécessaires pour pouvoir travailler dans unminimum de sécurité.”

Un an plus tard, la question se pose, pratiquement dansles mêmes termes.

L’ E U R O P E E T L A P R O T E C T I O NLe hiatus entre réalités politiques et impératifs hu-

manitaires n’a jamais été aussi visible que dans le portde plaisance italien de Lampedusa.

Cette petite station balnéaire située à 100 kilomètresà peine des côtes africaines a vu affluer en septembredernier des milliers d’Africains — migrants économiquesou demandeurs d’asile — échoués là au terme de traver-sées risquées à bord d’embarcations de fortune. En l’es-pace d’un seul week-end, plus de 1200 personnes ont dé-barqué sur cette île rocheuse de 12 km2, au cœur de laMéditerranée. Lampedusa s’est peu à peu transforméen un cimetière d’embarcations hétéroclites sombrantpêle-mêle dans les eaux mazoutées après s’être vidéesde leur cargaison humaine.

Pour l’Italie, c’en est trop. Le gouvernement décidealors de mettre un terme à ce que le Ministre de l’ inté-rieur Giuseppe Pisano qualifie «d’assaut organisé descôtes italiennes ». Les autorités évacuent par voie

En 2004, le dangera été omniprésentpour les réfugiés etles humanitairesleur portant secours. Ici, des victimes d’uneattaque meurtrièredans un camp deréfugiés au Burundi,au cours de laquelle156 personnes ontété massacrées.

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aérienne la plupart de ces clandestins et les renvoient di-rectement en Libye, sans même leur donner la possibi-lité de demander l’asile, violant ainsi la Convention de1951 sur les réfugiés, dont l’Italie est signataire, commetous les autres pays de l’UE.

M. Pisanu n’éprouve aucun remords. “Ceux qui pen-sent pouvoir débarquer en Italie illégalement doivent sa-voir qu’ils seront renvoyés d’où ils viennent dès qu’ilsauront reçu une aide humanitaire”, déclare-t-il. Et lesautres pays européens lui témoignent leur soutien. L’Al-

lemagne, par exemple,présente un projet plu-tôt vague suggérant lacréation, en Afrique duNord, de centres de re-groupement et de trides Africains avant toutdépart pour l’Europe,plan vivement critiquépar certains pays, dontla France : “Pour nous, ilest hors de questiond’accepter les camps detransit ou quelque cam-pement que ce soit”, a ré-cemment déclaré le Ministre de l’ intérieurDominique de Villepin.

Les pays du nord de l’Europe reviennentalors à la charge en pro-posant la création d’autres centres à la pé-riphérie de l’espace eu-ropéen, par exemple enUkraine, où seraient fil-trés les futurs deman-deurs d’asile. Naturelle-ment, Kiev refuse net.

Toujours plus in-transigeante, la Grande-Bretagne fait à son tour savoirque les demandeurs d’asile arrivant sans papiers se-ront passibles d’une peine de deux ans d’emprisonne-ment — là encore en non-conformité avec la Conventionde Genève.

L’Espagne, autre frontière maritime particulière-ment poreuse du continent européen, commence àdresser des barrières électroniques sur une partie desa côte sud proche du Maroc ainsi qu’autour des îlesCanaries pour détecter et arraisonner les embarcationsclandestines.

Reflet de l’ insoutenable climat de suspicion et de re-jet qui règne désormais dans certains pays de l’ UE, leMinistre danois chargé des questions relatives aux ré-

fugiés, à l’ immigration et à l’ intégration, Bertel Haar-der, soumet une proposition devant permettre de fairele tri entre les réfugiés les plus défavorisés et ceux sa-chant lire et écrire, parlant des langues étrangères, pou-vant de la sorte “contribuer à la société danoise et trou-ver un emploi”.

Evoquant avec une grande franchise ses difficultésà obtenir des logements convenables pour les deman-deurs d’asile, une porte-parole des services helvétiquesde la police et de l’ immigration interrogée à Berne aexpliqué : “Ce que nous proposons aux réfugiés est déjàtrès sommaire. Pour les déboutés du droit d’asile, j’aidû me rabattre sur des lieux encore moins reluisants —en l’occurrence des sous-sols.”

D E S D I S S O N A N C E SPour Raymond Hall, directeur du Bureau de l’Eu-

rope au HCR, les événements alarmants en Méditer-ranée, dont le problème de Lampedusa, révèlent la per-sistance de dissonances évidentes au sein des législationseuropéennes relatives aux demandeurs d’asile et ce,malgré des années d’efforts d’harmonisation.

Les pays dits de première ligne tels que l’Italie ausud et les nouveaux Etats membres d’Europe orientaleont assumé une part disproportionnée des engagementsfinanciers et matériels requis pour l’examen des dos-siers, l’hébergement, l’admission ou l’expulsion de tousceux qui veulent venir vivre en Europe. Le cas de Lam-pedusa a engendré “une sorte de panique qui s’est tra-duite par la tentation de fermer les portes de l’Europe”,explique R. Hall.

Le Haut Commissaire a souligné que les pays de-vraient assumer un partage plus équitable des respon-sabilités — un thème clé du débat sur l’asile — mais qu’ilsessaient au contraire d’alléger la part qui leur incombeau détriment d’autres membres de l’ UE, et même depays ne faisant pas partie de l’espace européen, parailleurs dépourvus des structures adéquates pour trai-ter les dossiers des demandeurs d’asile.

L’absence de critères européens communs pour l’exa-men de ces demandes est un autre casse-tête. Ainsi,l’Autriche accepte environ 95 % des requêtes d’asile desTchétchènes — les Russes constituent le plus grandnombre de personnes tentant d’entrer en Europe — alorsque la Slovaquie les rejette pratiquement toutes. “Il n’ya pas d’harmonisation en Europe, commente R. Hall.Il ne faut donc pas s’étonner si les demandeurs d’asilefont le tour des pays pour déposer leur dossier aumeilleur endroit.”

M. Lubbers a précisé que si les différents systèmesd’asile étaient améliorés, comme le HCR le demandedepuis longtemps, et si des décisions rationnelles étaientprises lors des évaluations initiales plutôt qu’après unou deux recours, les avantages seraient nombreux — des

MALGRÉ LE RISQUE DE NOUVELLES CRISES, LES RESPONSABLES DU HCR PRÉDISENT QUE LE NOMBRE DE PERSONNES AYANT BESOIN DE L’AIDE DE L’AGENCE DÉCLINERA ENCORE EN 2005.

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Retrouvailles d’unefamille et d’amisséparés par delongues annéesd’exil au Saharaoccidental.

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décisions plus rapides et plus justes, des systèmes plusefficaces et des économies considérables dans un do-maine où certains gouvernements dépensent actuelle-ment jusqu’à 10 milliards de dollars par an.

“La réalité est, malheureusement, tout autre. Lessystèmes d’asile en Europe n’offrent pas toujours aux ré-fugiés la protection qui leur est due, et je dirais même,pas toujours une chance de faire entendre leur cas”, arécemment écrit M. Lubbers dans les pages d’un grandquotidien.

Etrange paradoxe, tout de même : il devient extrê-mement difficile, sinon impossible, d’entrer légalementen Europe et d’y vivre en situation régulière, alorsmême que le Bureau international du travail publie unrapport d’où il ressort que l’Europe aura besoin d’étran-gers, y compris des réfugiés, afin de pallier le vieillis-sement de sa population et son faible taux de natalité.“L’Europe devra sans doute accueillir davantage d’ im-migrés si elle veut conserver son niveau de vie actueld’ici 45 ans. Les enquêtes montrent que les nouveaux ve-nus rajeunissent la population et stimulent la crois-sance sans provoquer d’ inflation” indique le rapport.

U N L O N G P R O C E S S U SA la veille des célébrations solennelles du plus grand

élargissement de l’Europe le 1er mai, les ministres ontapprouvé le dernier des cinq textes législatifs, des direc-tives d’harmonisation des politiques nationales en ma-tière d’asile. Mais il ne s’agit là que de la conclusion dupremier volet d’un long processus dont la deuxième phasevient d’être amorcée.

Cette initiative a vu le jour en juin 1990 avec l’adop-tion de la Convention de Dublin par les chefs de gou-vernement réunis dans la capitale irlandaise. Le nouvelinstrument déterminait l’Etat responsable de l’examend’une demande d’asile. Quand il s’est avéré inefficace, lerôle des Etats membres a été redéfini dans un nouveautexte appelé Dublin II.

D’autres traités suivent et, en 1999, les Conclusionsde Tampere fixent les objectifs politiques de l’Union, ba-sés sur « le respect absolu du droit à demander l’asile »et « l’application intégrale et globale » de la Conventionde 1951.

Les directives et règlements nouvellement adoptéscontiennent des avancées majeures, dont une définitioncommune des conditions à remplir pour pouvoir pré-tendre au statut de réfugié, la garantie d’une protectiondite « subsidiaire » pour d’autres groupes, la reconnais-sance des persécutions fondées sur l’appartenance sexuelle,le droit du réfugié à une couverture sociale minimum,à l’emploi et aux services de santé.

Cette législation, jugée plus que nécessaire dans cer-tains domaines, affiche un bilan mitigé. A l’époque, Ray-mond Hall y a vu un incontestable pas en avant mais ils’interroge : “Cela a-t-il été aussi ambitieux et noble que

nous l’aurions souhaité ? En fait, malgré quelques ac-quis, nous avons été déçus, notamment en ce qui concerneune meilleure protection des réfugiés de bonne foi. Leprocessus n’a pas été à la hauteur de ce que l’on espé-rait quand on s’y est engagés.”

La position de l’Europe est intrinsèquement contra-dictoire, souligne R. Hall : les pays membres savent quele règlement de la question de l’immigration et de l’asilepasse par l’harmonisation des systèmes nationaux, maisrefusent de renoncer à la part de souveraineté nationaleque cela implique.

Les exemples de Lampedusa et ceux qui suivront dansd’autres régions ne sont certes pas de nature à les fairechanger d’avis.

U N E D I M E N S I O N M O N D I A L ELa protection juridique et physique des réfugiés est

devenue encore plus difficile après les attentats du 11 septembre 2001 contre les Etats-Unis et la guerre auterrorisme qui a suivi. Les gouvernements ont eu deplus en plus tendance à voir la question de l’ immigra-tion et de l’asile à travers le prisme de la sécurité. Lesétrangers, surtout ceux originaires de régions instables,notamment au Moyen-Orient ou en Afrique, ont étél’objet d’une suspicion croissante. Les camps de réfu-giés ont été assimilés à des repaires de terroristes plu-tôt que reconnus comme des havres de protection pourdes victimes sans défense. Et même la Convention de1951 a été soupçonnée de servir d’écran de protectionaux auteurs d’attentats...

Si certaines de ces réactions, certes regrettables, pou-vaient être compréhensibles au lendemain de l’attentatterroriste sans doute le plus tristement spectaculairede toute l’histoire, le climat d’hostilité qui prévaut en-core trois ans plus tard inquiète vivement les humani-taires.

Il y a eu les réactions de l’Italie à « l’ invasion » deLampedusa, les multiples appels en faveur de la créationde centres de transit à la périphérie des pays d’asile etla sélection de réfugiés instruits pour les programmesde réinstallation, comme mentionné dans les pages pré-cédentes.

Le chef de l’opposition britannique, Michael Ho-ward, lui-même fils de réfugiés, a annoncé que, s’il étaitélu Premier Ministre aux prochaines élections, il trai-terait les problèmes de l’asile « à la racine ». “Nous dé-noncerons la Convention de 1951 relative au statut desréfugiés, comme nous en avons le droit, en donnant unpréavis de douze mois au Secrétaire général de l’ONU”,a t-il déclaré. Usant d’un langage musclé dont on a unpeu perdu l’habitude, son Ministre de l’ intérieur pres-senti, David Davis, a fait savoir que “l’ immigration sau-vage” met en péril “les valeurs que nous autres Britan-niques chérissons à juste titre.”

“NOUS DEVONS ABANDONNER L’ESPOIR ILLUSOIRE ET CONTRE-PRODUCTIF DE RAMENERCHEZ EUX TOUS LES DÉRACINÉS.”

(Suite page 18)

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Parlons plus précisément de l’Europe, oùle nombre de demandeurs d’asile achuté et où néanmoins les législationsrelatives aux requérants sont de plus enplus restrictives.Les ministres attribueront peut-être labaisse des chiffres à ce tour de vis, mais jene suis pas de cet avis. Les Afghans, les An-golais et les Tamouls sont actuellementmoins nombreux à frapper aux portes del’Europe pour la simple raison que la situa-tion s’est améliorée dans leur pays. Il seraitcependant malhonnête d’affirmer que l’Eu-rope est indifférente au sort des réfugiés.L’Union européenne dans son ensemble etcertains pays ont accru leur soutien au HCR,au bénéfice, notamment, de programmesen Zambie, en Ouganda, au Burundi etailleurs.

L’Europe vient d’accueillir dixnouveaux membres. Cet élargissement,le plus ambitieux de son histoire, aengendré de nouvelles préoccupationsquant aux réfugiés et aux demandeursd’asile. Les derniers mois de l’annéeont été marqués par de nouvellescrises avec le déferlement de milliersde clandestins sur les côtesméditerranéennes. Quelle est laposition de l’Europe aujourd’hui ?A vrai dire, elle hésite encore sur la marcheà suivre. Va-t-elle continuer à encouragerl’harmonisation des systèmes d’asile na-tionaux ou doit-elle centraliser certaineslégislations relatives à l’asile ? Diversessources semblent indiquer que la grandemajorité des Européens préfèrent l’ap-proche paneuropéenne et trouvent plutôtdommage que l’ Union n’aille pas davan-tage dans cette direction.

Il a été question que certains payseuropéens, qui acceptent actuellementtrès peu de réfugiés en vue d’uneréinstallation permanente, augmententconsidérablement le nombres de placesdisponibles…Ce serait une nouvelle formidable et ungrand tournant si l’Europe s’engageait

RÉFUGIÉS: Depuis votre nomination à latête du HCR, votre mission semble s’êtredéroulée sur fond de paradoxe : lenombre de réfugiés et de demandeursd’asile a considérablement diminué maisles législations relatives à leur protectionn’ont cessé d’être questionnées, voireérodées.LUBBERS: Il y a là deux réalités différentes.D’une part, il y a le retour prometteur demillions de réfugiés dans des pays tels quel’Afghanistan, la Sierra Leone et l’Angola,et une diminution du nombre de nouveauxréfugiés grâce à une réduction du nombrede conflits — à l’exception du Darfour, auSoudan. D’autre part, il y a effectivementun climat moins favorable aux réfugiés,pour diverses raisons : l’ inquiétude crois-sante quant à l’ insécurité et à la menace duterrorisme international, une montée de laxénophobie, souvent entretenue par leshommes politiques, qui fait de tout étran-ger, en particulier du réfugié, un bouc émis-saire, un ennemi potentiel.

Sur le plan humanitaire, quel serait votre bilan de l’année écoulée?2004 a été une année relativement bonnedans un monde difficile, mais bien plus in-tense que la précédente. Plus de trois mil-lions d’Afghans ont pu retourner chez euxet les premières élections démocratiques sesont déroulées en octobre dernier. C’est en-courageant. Au Libéria, nous avons lancéune opération de rapatriement pour envi-ron 700 000 personnes, soit un quart de lapopulation du pays. Mais il y a eu hélas latragédie du Darfour, dévasté par un régimede terreur, avec ses épurations ethniques,ses milliers de morts et ses deux millionsde déracinés. Et il y a aussi eu le fléau duterrorisme international, lié notamment àcertains extrémistes islamistes et à l’amer-tume d’une jeunesse musulmane qui penseque le reste du monde n’a que mépris poursa religion.

Il y a un an, vous aviez bon espoir que le HCR et d’autres agenceshumanitaires parviendraient à se forger

une identité leur permettant detravailler en Iraq et dans le mondemusulman en général. Il n’y a eu aucun progrès dans ce domaine. La situation s’ est même nettement dégradée.

Dans ces conditions, peut-on envisagerune présence solide du HCR en Iraq ou leretour d’une partie des milliersd’Iraquiens exilés depuis des années ?A la première question, la réponse est non.Je répondrai également non à la seconde,du moins pas dans un avenir proche. Jesuis plus pessimiste qu’ il y a un an. Maisj’espère avoir tort.

La lutte contre le terrorismeinternational, la détermination decertains extrémistes islamistes, les actesde violence aveugle telles que lemassacre de centaines d’enfants à Beslanentravent sans doute l’action du HCR enfaveur de certains groupes de personnes,dont les Tchétchènes ?Cela rend notre aide plus que jamais né-cessaire et en même temps plus difficile àgérer. Pour Vladimir Poutine et le gou-vernement russe, le mot «Tchétchène »est synonyme de terroristes répandant le« poison islamiste » dans tout le Caucase.La Chine, autre membre permanent duConseil de sécurité de l’ONU, assimilequant à elle les Ouighours, une minoritémusulmane, à des terroristes. A Wa-shington, Colin Powell, alors Secrétaired’Etat américain, s’est félicité l’an dernierde la réinstallation de milliers de réfugiésaux Etats-Unis, mais il faut savoir que denombreux musulmans avaient été exclusde ce même programme à cause de leurreligion. Dans ce climat général, les isla-mistes radicaux deviennent de plus en plusvirulents. Pour le HCR, tout ceci est ex-trêmement alarmant. Nous faisons notrepossible pour être impartiaux. Nous es-sayons d’être justes. Nous sommes bienévidemment à l’ écoute des différentesidentités nationales et culturelles, maisnous nous heurtons à un environnementexcessivement difficile.

“Nous pouvons et nouLe Haut Commissaire Ruud Lubbers passe en revu

le retour enthousiaste des réfugiés afghans, la nouvelle opération de rapatriem

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dans un programme de réinstallationsélargi. Avec une population totale de plusde 300 millions de personnes, les Etats-Unis, le Canada et l’Australie admettentchaque année 80 000 candidats à la réins-tallation. Je crois que l’Europe, qui compteà peu près le même nombre d’habitants,pourrait accepter autant de réfugiés sur 4ou 5 ans. Cette mesure aiderait directe-ment les réfugiés les plus vulnérables etpermettrait sans doute de réduire sensi-blement les flux migratoires dits secon-daires à destination de l’Europe.

En 2004, la Bosnie-Herzégovine aaccueilli son millionième rapatrié et lemillionième réfugié afghan est revenud’Iran. N’est-ce pas le moment, dans cesdeux régions, de changer de cap enaidant les personnes encore en exil àreconstruire leur vie dans les paysd’accueil plutôt que d’optimiser lesretours ?Le rapatriement doit rester notre priorité.Mais dans le cadre de notre stratégie glo-bale, nous aiderons aussi certains réfugiésà s’intégrer dans les pays d’accueil, ou alorsnous chercherons pour eux des possibilitésde réinstallation permanente dans un pays tiers.

Mais le Pakistan et l’Iran abritentencore des centaines de milliersd’Afghans et n’ont manifestement guèreenvie d’en voir un si grand nombres’installer pour de bon…Nous devons rappeler à l’Iran que de nom-breux Afghans vivent sur son sol depuis fortlongtemps. Ils sont bien intégrés et contri-buent à la vie économique du pays. En tantqu’économiste, je peux vous assurer que cen’est pas en renvoyant les Afghans chez euxqu’on aura davantage de travail pour la po-pulation locale. Je l’ai déjà dit à nos amis ira-niens, en leur expliquant qu’il y aurait aucontraire moins d’emplois. Et la majoritédes Pachtounes qui vivent au Pakistan nesont pas venus en tant que réfugiés, maislors de flux migratoires normaux. Leur pré-sence est un précieux atout pour le pays.

Diriez-vous que, face à la crise duDarfour, la communauté internationaleet l’ONU ont réagi trop peu et troptard ?Pas trop peu, mais trop tard. En novembre2003, le HCR a été le premier à parler«d’épuration ethnique » à propos du Dar-four. C’est seulement au bout de six longsmois, après l’exode forcé de centaines demilliers de civils chassés de leurs villages,après qu’il y ait eu des milliers voire des di-zaines de milliers de morts, que la commu-nauté internationale a décidé de se rendreau Darfour. En ce sens, nous avons réagitrop tard. Or aujourd’hui, c’est précisémentlà-bas que, pour nous humanitaires, l’heureest à l’urgence. Mais les secours ne sont pasencore organisés comme il le faudrait.

Il y a un an, on pouvait espérer le retourde centaines de milliers de réfugiésdans le sud du Soudan. Mais aujourd’hui,comment voyez-vous le proche avenirde cette région ainsi que celui duDarfour?2004 a été une année sombre pour le Sou-dan. Mais l’on devient parfois trop scep-tique. Après des années de conflits san-glants, un pays voisin, la Somalie, nous aréservé une belle surprise en se dotantd’un nouveau président et d’un parlement.Pourquoi ne pas espérer qu’à son tour leSoudan connaîtra bientôt un avenir plusclément ?

Le nombre de réfugiés et de demandeursd’asile n’a cessé de diminuer depuisque vous êtes notre Haut Commissaire. Cela continuera-t-il, selon vous ?Oui, mais je ne peux pas vous en assurer.Toutefois il est juste de mesurer les résul-tats de mon travail en fonction de l’évolu-tion de la situation, de la concrétisation desolutions durables, et là où cela est pos-sible, de la prévention de nouveaux affluxde réfugiés.

Trente-huit crises humanitairescontinuent de frapper le monde,contraignant des milliers de personnes

à un exode qui dure depuis au moinscinq années. En voyez-vous la fin,du moins pour certaines d’entre elles ?Parmi les plus tenaces des crises, il y a lesréfugiés bhoutanais au Népal et le Saharaoccidental. Pour l’ instant, elles sont dansl’impasse, et la communauté internationaledoit davantage se mobiliser, mais je pensemalgré tout que le bout du tunnel n’est plustrès loin.

Votre mandat actuel s’achève en 2005.Qu’aurez-vous légué au HCR ?Notre organisation s’est réajustée pour pou-voir non seulement faire face aux situationsd’urgence et défendre la cause humanitaire,mais aussi pour promouvoir le partage desresponsabilités entre les gouvernements etsurtout rechercher des solutions à longterme pour les personnes déracinées, dé-marche qui exige d’importantes ressourcesfinancières et une forte volonté politique.A l’heure où le problème de la sécurité estdevenu une priorité majeure, je tiens à rap-peler que le meilleur moyen de lutter contrele terrorisme c’est de trouver des solutionsdurables pour les personnes déracinées.C’est ainsi qu’on pénalisera les trafiquantsd’êtres humains, qu’on désarmera les sei-gneurs de la guerre, qu’on coupera l’oxy-gène aux terroristes.

Vous avez dit, il y a deux ans, que leHCR risquait de perdre de sa crédibilitéaux yeux des gouvernements, maisqu’il avait commencé à se remodeler afind’optimiser la recherche de vraiessolutions pour les réfugiés.Où en sommes-nous, aujourd’hui?Nous avançons, mais lentement. Nous pou-vons faire mieux, j’en suis convaincu. L’an-née 2004 a été une année de compétition ar-due, de même que l’ont été ces derniers Jeuxolympiques. Nous nous sommes préparésau mieux de nos ressources et de nos capa-cités, mais nous n’avons pas été assez bonspour atteindre toutes les cibles visées. Je suispersuadé que nous pouvons et que nous de-vons mieux faire, beaucoup mieux.

s devons mieux faire”ue l’ année 2004 et les temps forts qui l’ont marquée:

ment au Libéria, le “big bang” de l’ Europe et la tragédie du Darfour, au Soudan.

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A la session annuelle de 2004 du Comité exécutifdu HCR, organe directeur qui réunit 66 pays, la Rus-sie et la Chine ont dénoncé ce qu’elles ont appelé le dé-tournement des procédures d’asile par les terroristes.Erika Feller a dû rappeler aux délégués que les réfu-giés sont des êtres humains et non de simples statis-tiques, ou des tendances globales. “Leur protection estun devoir humanitaire et non pas un choix politique”, a-t-elle réitéré. Les terroristes ne peuvent s’abriter der-rière les instruments internationaux relatifs aux réfu-giés, dont la Convention de Genève, pour la simple rai-son que ces textes “prévoient leur exclusion de laprotection octroyée aux réfugiés” — un détail volontiers

omis par certains journalistes et responsables politiquesen pleine croisade contre le droit d’asile.

“Assimiler l’asile à un repaire de terroristes n’estpas seulement faux du point de vue légal et dépourvude preuves concrètes, mais est aussi utilisé pour diffa-mer les réfugiés de manière publique et pour promou-voir la discrimination et le dénigrement de personnesde certaines races ou religions.”

Mme Feller s’est particulièrement inquiétée des at-taques contre l’un des piliers de la Convention de 1951,le non-refoulement ou l’ interdiction de renvoyer lesréfugiés vers des pays où ils risquent d’être persécutés.“Il est difficile d’ imaginer que le droit de ne PAS êtreexpulsé pour éviter d’être tué puisse être contesté partoute personne sensée”, a-t-elle dit aux délégués. Et ellea souligné une évidence souvent occultée : “Les réfu-giés fuient justement la persécution et la violence, ycompris les actes terroristes.”

A Washington, le sénateur démocrate Edward Kennedy a expliqué qu’il ne fallait pas assimiler systé-matiquement les camps de réfugiés à des repaires deterroristes, et qu’on devait au contraire aider leurs ha-bitants avant que la violence n’éclate. “Dans l’après 11 septembre, nous pouvons moins que jamais laisserles jeunes réfugiés gâcher des années de leur vie dansdes camps de misère”, a-t-il déclaré devant la Commis-sion chargée de la question des réfugiés. “Si nous ne

leur donnons pas la possibilité d’étudier ou de travailler,ils risquent de tomber sous la coupe de groupes terro-ristes qui nous veulent du mal.”

O Ù VA L’A F R I Q U E ?Les camps évoqués par le sénateur Kennedy se trou-

vent en majorité sur ce continent africain où, un demi-siècle après la fin de l’ère coloniale, les plaies sont en-core ouvertes. En cinquante ans, l’Afrique a connu 186coups d’Etat, 26 guerres et d’ innombrables conflits mi-neurs. Ces violences ont fait plus de sept millions demorts. Elles ont coûté 250 milliards de dollars et ontcontribué au creusement de la dette, qui s’élève au-

jourd’hui à 305 milliards de dollars pour l’ensemble ducontinent. Environ 15 millions d’Africains seraient mortsdu sida, et 26 millions de personnes, dont beaucoup deréfugiés, sont séropositives.

Il y a un peu plus d’un an, au moment où ellesemble enfin sortir de l’ornière, l’Afrique se retrouveaux prises avec le conflit du Darfour. Mais DavidLambo, directeur du Bureau de l’Afrique au HCR, estencore relativement optimiste à la fin de 2004. “Jepersiste à croire que nous sommes en train de gagner,déclare-t-il. Les bonnes nouvelles sont plus nom-breuses que les mauvaises.”

L’exemple du Libéria inspire en effet un certain op-timisme. Cette nation d’Afrique de l’Ouest fondée pardes esclaves américains affranchis a été en guerre per-manente depuis l’assassinat brutal, en 1980, du dernierPrésident lié aux pères fondateurs, William R. Tolbert,par le sergent Samuel Kanyon Doe, qui connaîtra à sontour une fin plus atroce encore aux mains des banditsrebelles, dix ans après.

Dans ce climat d’ insurrection quasi permanente, leHCR a essayé à deux reprises de rapatrier les popula-tions civiles. A chaque fois, le pays avait replongé dansle chaos. En octobre 2004, il a lancé sa troisième et — ilfaut l’espérer — dernière opération de rapatriement dequelque 700 000 civils libériens, qui devrait s’étendresur trois ans.

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Afrique : l’année duretour au Libéria, enAngola, au SierraLeone et enErythrée.

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Au moment où le premier avion de la liberté atter-rit sur la piste défoncée de l’aéroport international deMonrovia, le Vice-Président libérien Wesley Johnsonlance un vibrant appel aux rapatriés : “Si vous rencon-trez quelqu’un qui vous a forcé à fuir, qui a peut-êtretué certains des vôtres, ouvrez-lui les bras, pardonnez-lui, mettez le passé derrière vous et allez de l’avant.”

Terre de conflits, l’Afrique est aussi celle de tous lescontrastes où la violence des affrontements n’a d’égaleque la chaleur et la puissance des réconciliations quisuivent. Le Mozambique, le Rwanda et la Sierra Leoneen témoignent. Quant au Libéria, il s’engage enfin dansla même voie.

En 1996, le jeune Joe Geetoe se retrouve bloqué pen-dant trois jours dans Monrovia assiégée après avoir fait sescourses au marché. Il doit s’embarquer pour le Ghana,où il vivra de longues années en exil. Il est dans le pre-mier avion de rapatriés, et le correspondant du ChristianScience Monitor qui l’accompagne dans cette grande aven-ture décrit la joie mêlée d’appréhension et de désarroique ressent tout réfugié en retrouvant sa patrie.

Le soir de l’arrivée de Joe, Monrovia, ville fantômeprivée d’eau et d’électricité, est plongée dans l’obscu-rité. Pourtant, le jeune homme repère immédiatementsa maison. “Stop, c’est ici !” s’exclame-t-il en saisissantson sac et en sautant du minibus qui le transporte. Dehors, tout est silencieux. Et soudain un appel dans

la nuit, “Joe, mon frère !” Une voix de femme : “Joe, c’esttoi ?” puis le cri de Joe, répété comme une litanie “Oui,c’est moi, après tout ce temps !”

Sa joie sera de courte durée. Sa maison, réduite à desmurs en ruines, est occupée par une famille de 16 per-sonnes, elle-même déplacée par la guerre, mais qui l’aachetée pour 220 dollars à un autre squatter anonymeplusieurs années auparavant. Un voisin accepte de l’hé-berger temporairement. Sans travail, sans toit et sans fa-mille à Monrovia, il confiera quelques jours plus tard :“J’ai parfois envie de retourner au Ghana. Là-bas, tousles Libériens sont ensemble et s’entraident. Ici, tout lemonde a peur que la guerre recommence.”

L’A V E N I RAvec le lancement de la deuxième phase du grand

projet européen d’harmonisation en 2005, les Etatsmembres de l’ Union auront environ deux ans pourtransposer le droit communautaire dans leur législationinterne. L’ensemble du processus devrait être mené àbien d’ici 2010. Comme le dit un de ses responsables, leHCR s’emploiera alors à “s’assurer que les gouverne-ments ne dérogent pas aux normes minimum fixéesdans la première phase de l’harmonisation. Nous de-vrons faire en sorte que les normes minimum ne de-viennent pas des normes maximum”. Cette nouvellephase sera suivie et évaluée par l’ Union européenneelle-même dans le cadre d’un mécanisme appelé Pro-gramme de La Haye.

Soulignant que le HCR a déjà présenté une ambi-tieuse série de propositions pour la protection des ré-fugiés à l’échelle nationale, régionale et mondiale, R. Hall se demande s’ il ne faut pas maintenant viserdes objectifs plus modestes. “Pour l’ instant, il ne

LA BAISSE DU NOMBRE DE RÉFUGIÉS ET DE DEMANDEURS D’ASILEN’A PAS EMPÊCHÉ L’EXPLOITATION POLITIQUE DE LA QUESTION DE L’IMMIGRATION ET L’ÉROSION

DE LA PROTECTION DES PLUS VULNÉRABLES.

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semble pas y avoir en Europe de volonté ou d’espacepolitique pour une législation plus radicale”, explique-t-il, de sorte qu’ il faudrait privilégier les questionspratiques telles que la rectification des principauxdéséquilibres intra-européens quant au taux de re-connaissance du statut de réfugié. Il propose la créationd’un bureau européen de l’asile chargé de surveiller etd’harmoniser ces taux.

Raymond Hall souligne la nécessité de lancer un dé-bat général sur l’alarmant problème des côtes médi-terranéennes et la “mise en place d’autres alternativesafin que les gens n’en soient pas réduits à risquer leurvie dans des embarcations de fortune pour demanderl’asile. Mais cela ne signifie pas qu’on peut expulserceux qui arrivent quand même en Europe sans exami-ner leur dossier, ajoute-t-il. Si l’Europe se met à ren-voyer des gens, qu’est-ce qui empêche d’autres pays defaire de même ? C’est tout le système de la protection in-ternationale des réfugiés qui est menacé.”

Dans les Balkans, l’un des événements marquantsde 2004 a été le retour du millionième réfugié bos-niaque. Le second temps fort sera la commémoration,en décembre 2005, du 10e anniversaire des accords deDayton qui ont mis un terme aux guerres dans la ré-gion. De nombreux civils déplacés par ces conflits, puispar les événements du Kosovo en 1999, sont déjà ren-trés chez eux ou se sont réinstallés à titre permanentdans des pays tiers, mais des centaines de milliers deleurs compatriotes attendent toujours. Ruud Lubbersestime qu’on ne peut raisonnablement espérer que tous les déplacés rentreront chez eux, et qu’il faut donctrouver des solutions novatrices. “Nous devons aban-donner l’ espoir illusoire et contre-productif de ramener chez eux tous les déracinés, a-t-il déclaré. L’Europe doit réfléchir à ce qu’elle doit faire pour pro-mouvoir de manière optimale une réelle stabilité danssa partie sud-est.”

L’argument vaut pour l’Afghanistan. Plus de quatremillions d’Afghans sont déjà rentrés chez eux, maisbeaucoup sont encore en exil : un million dans descamps au Pakistan, un nombre indéterminé dans lesvilles de ce pays, et un million d’autres en Iran. Quelque700 000 réfugiés devraient être rapatriés en 2005, maisl’accord tripartite concernant les Afghans réfugiés enIran expire en 2005 et un accord du même type avec lePakistan expire en 2006. Le sort de ces réfugiés, dontbeaucoup ont toujours vécu dans leur pays d’adoption,fait l’objet de négociations délicates qui durent depuisdes mois et qui, si elles n’aboutissent pas à des solutionséquitables, risquent de déstabiliser de nouveau toute larégion.

En Afghanistan, l’élection de Hamid Karzaï, avecla participation de millions d’hommes et de femmes auscrutin, a été l’un des événements phares de l’histoiredu pays.

Un fait plus inattendu mais emblématique des pro-grès de l’Afghanistan s’est produit à des milliers de ki-lomètres de Kaboul, dans le cadre des Jeux olympiquesd’Athènes. C’est là que, en août 2004, Feriba Rizaï, 17 ans, a participé aux épreuves éliminatoires du cham-pionnat de judo. Mais l’exploit est ailleurs : Feriba est

l’une des deux Afghanes participant aux Jeux olym-piques, les deux premières femmes à représenter leurpays à l’échelle mondiale dans l’univers du sport decompétition. Elle est rentrée en Afghanistan en 2002après avoir passé le plus clair de sa jeune existence au Pa-kistan comme réfugiée. “J’ai été si contente d’aller àAthènes, de représenter la Femme afghane pendant silongtemps privée de ses droits, ignorée, forcée d’obéir.Nous avons maintenant l’occasion de changer tout cela”confiera-t-elle plus tard.

Malgré ces signes encourageants, des difficultés sub-sistent. Les nouveaux restaurants, les téléphones por-tables et les 4x4 ont envahi Kaboul, mais de nombreuxrapatriés vivent dans des conditions effroyables et sontsans emploi. Comme le Libérien Joe Geetoe à des mil-liers de kilomètres de là, certains regrettent la sécurité,la nourriture, les médicaments dont ils bénéficiaientdans les camps de réfugiés.

“LES RÉFUGIÉS SONT DES ÊTRES HUMAINS ET NON DES STATISTIQUES OU DES TENDANCES GLOBALES.LEUR PROTECTION EST UN DEVOIR HUMANITAIRE ET NON PAS UN CHOIX POLITIQUE.”

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Beaucoup d’écoles restent fermées, les infrastruc-tures sont encore largement détruites, la sécurité resteprécaire, certaines zones demeurent interdites aux hu-manitaires et la sécheresse persiste ou frappe de nou-veau une partie du pays, ce qui n’a pas empêché des ré-coltes record de pavot.

Evoquant une autre crise (voir page 16), le Haut Com-missaire Ruud Lubbers a pratiquement exclu le retourdu personnel expatrié du HCR en Iraq dans un avenirproche ainsi que celui de la plupart des exilés Iraquiensdans leur pays en 2005.

D E S O M B R E S P E R S P E C T I V E SLes chances d’un règlement rapide de la crise du

Darfour semblent tout aussi ténues. Malgré une relativeaccalmie vers la fin 2004, beaucoup d’habitants du Dar-four chassés par la violence ne veulent pas rentrer chezeux. “On ne pourra jamais retourner là-bas” affirme unpaysan de l’ethnie Fur aux membres d’une mission dansla région. “Il n’y a plus que des ruines. Ce n’est plus cheznous. Non, on ne pourra jamais rentrer.”

Les répercussions de cette crise expliquent en partiela suspension de l’opération de rapatriement dans lesud du Soudan. Deux millions de réfugiés non enre-gistrés seraient déjà rentrés chez eux sans aide offi-cielle, mais parmi ceux qui restent — ils seraient aumoins un demi-million — la méfiance est de mise.

Elle est palpable à Kakuma, l’immense camp du norddu Kenya où vivent 60 000 réfugiés soudanais. “Ici, ons’ennuie énormément, a récemment confié un adoles-

cent, mais on est plus en sécurité qu’au Soudan. Com-ment croire ce que racontent les hommes politiques ?”Et son camarade d’acquiescer : “On attendra peut-êtreici encore un, deux ou trois ans, pour être certains quele pays est aussi sûr qu’ ils le disent.”

S’ il demeure persuadé que les organisations huma-nitaires sont en train de « gagner la bataille » en Afrique,David Lambo ne cache pas qu’il y a encore sur le conti-nent 4,3 millions de déracinés relevant du HCR et desmillions d’autres personnes vulnérables et démuniesnon couvertes par son mandat. Et il souligne un autrefacteur inquiétant — une réticence générale à financerles secours d’urgence et les rapatriements. “Il y a beau-coup de discours, mais l’argent ne vient pas. Lors de latragédie du Rwanda, les donateurs ont tenu leurs pro-messes. Aujourd’hui, on parle et on ne fait rien. Je n’aijamais vu un tel cynisme.”

Le docteur David Nabarro, chef des opérations d’ur-gence à l’OMS, fait le même constat à propos du Dar-four. “Nous fonctionnons avec le strict minimum et ce,au jour le jour, a-t-il admis fin 2004. Si la communautéinternationale se préoccupe autant qu’elle le dit du sortdes populations du Darfour, elle doit prévoir des sou-tiens à plus long terme.”

Malgré le risque de nouvelles crises, les responsablesdu HCR prédisent que le nombre de personnes ayant be-soin de l’aide de l’agence déclinera encore en 2005. Cetteévolution, amorcée il y a quatre ans, a été favorisée par lalégère augmentation du nombre de réfugiés réinstallésofficiellement dans des pays tiers, grâce à l’action du HCRpour aider les déracinés à reprendre pied dans l’existence.

L’Europe a indiqué qu’elle envisage d’ouvrir plusgrand ses portes — selon M. Lubbers, elle pourrait faci-lement accueillir 80 000 personnes.

Les Etats-Unis ont annoncé qu’ ils pourraient aug-menter le nombre de places disponibles à 90 000 réfu-giés en 2005, et les auditions du Sénat américain ontrévélé des cas exemplaires d’ intégration de réfugiésdans la société américaine. Gene Dewey, Secrétaired’Etat adjoint à la population, aux réfugiés et à l’ immi-gration, s’est félicité de la présence de réfugiés bantoussomaliens originaires de la corne de l’Afrique, “des gensmerveilleux” accueillis à bras ouverts à Utica, dans l’Etatde New York. “Utica adore ses réfugiés, un véritableatout pour cette ville qui périclitait et qui maintenantrenaît grâce à eux”, a-t-il expliqué.

Le sénateur Edward Kennedy a salué « cette bellehistoire », qui lui rappelle celle de Lowell, dans le Mas-sachusetts, où vit désormais une importante commu-nauté cambodgienne, la deuxième, en termes démo-graphiques, après Phnom Penh. “L’année dernière, septdes majors de nos 12 écoles secondaires étaient des en-fants de Cambodgiens. C’est formidable.”

Cet hommage à la capacité d’adaptation des réfugiésréinstallés est réconfortant, tout comme les dix annéesd’efforts de réconciliation au Rwanda et le réapprentissagede la vie côte à côte au Libéria en dépit des atrocités pas-sées. Mais 2004 risque hélas de se graver dans notre mé-moire non pas comme « l’Année du retour » mais commecelle de Lampedusa et du Darfour. �

Le nombre deréfugiés réinstallésofficiellementdans des pays tiersa sensiblement augmenté en 2004.Cette Bantouesomalienne décou-vre une nouvellevie aux Etats-Unis.

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Pendant les années 80, un long exil pour les réfugiés salvadoriens isolés dans des camps au Honduras voisin.

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Un jour comme unautre dans un campde réfugiés.

Salvadoriens s’occupant à demenus travauxdurant leur exil auHonduras en 1987.

Nicaraguayensréfugiés dans uncamp au Honduras.

Après plusieursdécennies deviolence et de ré-volte, l’Amériquecentrale basculedans une anar-chie sans précé-

dent. Trois pays sont déchiréspar des conflits sanglants.C’est l’engrenage d’un cycleinfernal d’insurrection et derépression.

Près de 200 000 personnesont péri ou disparu. Le chaosfrappe à son tour les Etats voi-sins alors que plus de deux mil-lions de civils sont acculés àl’exil. Les tensions et les déchi-rures sont à leur paroxysme :paysans sans terre contre riches propriétaires terriens,extrême gauche contre extrême droite, Etats-Unis contreUnion soviétique — par le biais de soutiens interposés.L’implosion sociale menace.

C’est sur cette toile de fond, à l’ issue de trois annéesde discussions intermittentes, qu’une trentaine de di-plomates, universitaires et responsables humanitairesse réunissent dans une coquette ville balnéaire, loin dumaelström qui balaye l’Amérique centrale, afin de sau-ver ce qui peut encore l’être et aider les populations ci-viles et les réfugiés pris dans la tourmente.

Le port de Carthagène a connu son heure de gloireà l’apogée de la conquête espagnole, lorsque les galionsvenaient y charger leurs cargaisons d’or et de joyaux àdestination de l’Europe, attirant les pillards et les pi-rates, dont le célèbre Francis Drake. C’est dire que lesviolences et les intrigues ne lui sont pas étrangères.

Dans un lieu aussi haut en couleurs, le colloque deCarthagène se veut délibérément discret et mesuré quantà sa mission. “Cela aurait pu se résumer à un non-évé-nement”, raconte des années après Leonardo Franco, l’undes participants, esquissant un sourire de satisfaction.

Après une petite argumentation de dernière minutesur le titre officiel, le texte est approuvé à main levée. “Il n’y a eu aucune cérémonie et nous nous sommes quittés sans avoir le sentiment d’ avoir accompli

quelque chose d’extraordinaire, raconte LeonardoFranco. Nous n’avons pas évalué la portée de notre gestepour l’avenir.”

Pourtant, le colloque du 22 novembre 1984 aura d’im-menses répercussions. Le texte final, intitulé Déclara-tion de Carthagène sur les réfugiés, d’après le nom dela ville colombienne où il a été adopté, est approuvé pardix Etats.*

Le but premier du document de Carthagène étaitd’aider les victimes des trois guerres centraméricaines— El Salvador, Guatemala et Nicaragua — en majoritédes déplacés à l’ intérieur de leur propre pays, ainsi queles centaines de milliers d’exilés ailleurs dans la régionou en Amérique du Nord.

La Déclaration a plus que tenu ses promesses. En l’espace de 20 ans, ses principes ont été intégrés aux législations nationales un peu partout en Amérique latine, devenant l’une des pierres angulaires de la mis-sion de protection du HCR.

Le vingtième anniversaire de la Déclaration est cé-lébré à Mexico en novembre 2004. Le plan d’actionlancé à cette occasion veut donner un nouvel élan auxefforts déployées en 1984 pour mettre en place des

*Belize, Colombie, Costa Rica, El Salvador, Guatemala, Honduras, Mexique, Nicaragua, Panama et Venezuela.

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projets axés surles problèmes ac-tuels de la région,dont le plus grave

se déroule dans le berceau même de la Déclaration : la Colombie.

“Carthagène incarne la mobilisation historique etexemplaire de toute une région en faveur des droits du

réfugié, souligne alors leHaut Commissaire RuudLubbers. Et à l’heure des in-quiétudes grandissantesconcernant la sécurité natio-nale, de la lutte contre le ter-rorisme et des restrictionscroissantes sur les flux mi-gratoires, ses principes conti-nuent de nous guider.”

POURQUOI CARTHAGÈNE ?Peu après sa création en

1951, le HCR fait ses premierspas en Amérique latine. Maisce n’ est qu’une vingtained’années plus tard qu’ il af-frontera sa première crise degrande ampleur dans la ré-

gion. Neuf jours après le renverse-ment du Président chilien démocra-tiquement élu Salvador Allende par le général Augusto Pinochet en septembre 1973, il ouvre un bureau àSantiago. Il s’efforce d’abord de veniren aide aux milliers de réfugiés venusdes pays voisins qui avaient trouvé unpays d’accueil relativement sûr auChili, puis les milliers de Chilienscontraints de fuir leur pays désormaisen proie à l’anarchie.

La crise s’amplifie au Chili tandisqu’une junte militaire s’empare dupouvoir en Argentine et que, plus aunord, la colère gronde dans toute unepartie de l’Amérique centrale.

Depuis plusieurs décennies, les riches propriétaires terriens proches de la droitesont de plus en plus violemment contestés par uneclasse paysanne misérable, bientôt rejointe dans sa luttepar les étudiants, les syndicats et certains courants del’Eglise catholique, les uns et les autres galvanisés parla révolution cubaine de 1959.

En 1979, c’est l’explosion sur la scène internationale.Au Nicaragua, le dictateur Anastasio Somoza Debayle,

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rète d’un texte clé

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un ami de longue date des Etats-Unis, est chassé dupouvoir. Deux ans plus tard, El Salvador et le Guate-mala s’embrasent à leur tour. On ne compte plus lesmorts au sein de la population civile, tandis que prèsde 2 millions de personnes sont contraintes d’aban-donner leur foyer dans cette région où vivaient 18 mil-lions d’habitants.

La contribution de l’Amérique latine à l’élaborationdu droit international relatif aux réfugiés remonte à1889, mais pour faire face aux problèmes humanitairesinhérents à la région, elle ne disposait que d’accords locaux, aux contours plutôt flous. Ces instruments re-lativement fragiles, et même la Convention de 1951 re-lative aux réfugiés et son Protocole de 1967, s’avèrerontvite dépassés par les nouvelles crises qui surgissent.

En l’occurrence, la Convention de Genève de 1951,clé de voûte de la mission de protection du HCR, visaitessentiellement à venir en aide aux populations dépla-cées sur le continent européen au lendemain de la Se-conde Guerre mondiale, et circonscrivait la définitiondu réfugié à une personne ayant fui son pays parcequ’elle craignait «avec raison d’être persécutée du faitde sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son ap-partenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques».

La Convention traitait donc de cas individuels maisne couvrait pas les exodes de masse et encore moins lesinnombrables personnes déplacées à l’ intérieur de leurpays. Alors que les réfugiés arrivés dans un autre paysétaient protégés par la Convention de 1951, ces «exilésde l’ intérieur» relevaient des juridictions nationales etétaient, quant à eux, souvent «invisibles» aux yeux dumonde extérieur.

Par ailleurs, la Convention de Genève a une valeurcontraignante pour les Etats parties. Sa ratification peutdonc prendre des années et nécessite en outre un cer-tain doigté politique.

La Déclaration de Carthagène a considérablementélargi la définition du réfugié pour l’appliquer non seu-lement à des cas individuels, mais aussi aux exodes demasse de personnes qui «fuient leur pays parce que leurvie, leur sécurité ou leur liberté sont menacées par uneviolence généralisée, une agression étrangère, desconflits internes, une violation massive des droits del’homme ou d’autres circonstances perturbant grave-ment l’ordre public». Elle engage pour la première foisles gouvernements à «offrir assistance et protection»aux déplacés internes.

Leonardo Franco, l’un des architectes de la Décla-ration, délégué du HCR tant au Mexique qu’au Costa

ON NE COMPTE PLUS LES MORTS AU SEIN DE LA POPULATION CIVILE ET DEUX MILLIONS DE PERSONNESSONT CONTRAINTES D’ABANDONNER LEUR FOYER.

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I l y a 20 ans déjà, la Déclaration deCarthagène a posé de nouveaux jalonsdans la protection internationale desréfugiés. Elle a étendu le champ d’appli-

cation de la Convention de Genève de 1951 àd’autres catégories de déracinés qui ont pu dèslors prétendre au statut de réfugié. Elle s’estattaquée aux problèmes des personnesdéplacées dans leur pays, du regroupementfamilial et de l’aide aux déracinés qui tentent dereconstruire leur vie dans le pays d’accueil. Enoutre, «Carthagène» a réaffirmé deux principesfondamentaux : le retour librement consenti detout réfugié qui choisit de regagner sa patrie, etle non-refoulement —c’est-à-dire l’interdictionde renvoyer de force les demandeurs d’asile.

La Déclaration a notamment :� Conclu que “ le concept de réfugié pourrait,

non seulement englober les éléments de laConvention de 1951 et du Protocole de 1967,mais aussi s’étendre aux personnes qui ontfui leur pays parce que leur vie, leur sécurité

ou leur liberté étaient menacées par uneviolence généralisée, une agressionétrangère, des conflits internes, une viola-tion massive des droits de l’homme oud’autres circonstances ayant perturbé grave-ment l’ordre public”.

� Réaffirmé “ l’importance et la significationdu principe de non-refoulement [ l’interdic-tion du retour forcé d’un réfugié dans unpays où sa vie pourrait être menacée] ycompris l’interdiction du refoulement à lafrontière, comme pierre angulaire de la protection internationale des réfugiés”.

� Exprimé “sa préoccupation au sujet de la situa-tion dont souffrent les personnes déplacéesdans leur propre pays”. Elle en a appelé auxautorités nationales et aux organisations inter-nationales compétentes “pour qu’elles offrentprotection et assistance à ces personnes etcontribuent à atténuer la situation angoissantedans laquelle beaucoup se trouvent”.

� Encouragé les pays “qui connaissent uneprésence massive de réfugiés à étudier lespossibilités d’intégration de ces réfugiés à lavie productive du pays, en affectant lesressources de la communauté internationalecanalisées par le HCR à la création ou à lagénération d’emplois, afin de permettre lajouissance des droits économiques, sociauxet culturels des réfugiés”.

� Réaffirmé “le caractère librement consentiet individuel du rapatriement des réfugiéset la nécessité d’effectuer ce rapatriementdans des conditions de sécurité complète,de préférence au lieu de résidence desréfugiés dans le pays d’origine”.

� Reconnu que “le regroupement des famillesdes réfugiés constitue un principe fonda-mental qui doit inspirer leur traitementhumanitaire dans les pays d’asile, et l’octroide facilités en cas de rapatriement libre-ment consenti”.

Un grand pas en avant pour l’Amérique centrale

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Rica en ces temps de troubles, souligneque le texte a ouvert de nouvelles voiesdans d’autres domaines, par exemple l’ in-tégration des réfugiés dans les pays d’ac-cueil et leur participation directe au rè-glement pacif ique des conflits. A ladifférence de la Convention de Genève,elle n’a pas force de loi, de sorte que lespays d’Amérique latine concernés ont pula signer à la fois plus vite et avec bienmoins de controverses politiques.

“En somme, la Déclaration de Cartha-gène est un dispositif très intelligent ence sens qu’elle intègre avec souplesse etpragmatisme les normes universelles dela protection et quelques idées novatrices,en les adaptant au contexte latino-améri-cain”, résume Leonardo Franco, qui de-viendra plus tard directeur de la protec-tion internationale au HCR à Genève.

UNE CLÉ SALVATRICELa plupart des guerres civiles sont particulièrement

sanglantes. Celles d’Amérique centrale semblaient d’au-tant plus inextricables qu’elles faisaient intervenir desfacteurs religieux et idéologiques sur fond de guerrefroide.

L’ intervention des humanitaires reposait sur dessables mouvants. Au début du moins, il y avait peu d’ins-truments juridiques contraignants permettant de se-courir les victimes. Quoiqu’en général assez solide danscette partie du monde, la société civile se désintégraitsous l’ impact des conflits. Les organisations présentesdepuis peu de temps dans la région, dont le HCR, en-gendraient souvent une certaine méfiance, notammentde la part des gouvernements, des organisations nongouvernementales, des églises, et même des réfugiés.“Jamais auparavant je n’ai vu les agences bénévoles ma-nifester une telle hostilité envers le HCR”, écrit àl’époque l’un de ses représentants sur le terrain.

Au Honduras, par exemple, le gouvernement ac-cueille à bras ouverts les Nicaraguayens opposés aunouveau régime sandiniste de gauche, mais se montretrès méfiant envers les réfugiés salvadoriens. Tandisque les premiers sont plus ou moins libres de leurs mou-vements, les seconds passeront de longues années d’iso-lement dans des camps gardés par l’armée, avec pourseul horizon des rangées de tentes et de barbelé. Enoutre, les Salvadoriens subiront de multiples exactionset leurs enfants seront parfois enrôlés de force par lesmilices locales, sous le regard impuissant des équipeshumanitaires.

Les réfugiés seront indésirables dans d’autres paységalement : en 1981 par exemple, le Mexique, qui n’a

pas encore signé la Convention de 1951, s’empresse d’ex-pulser la plupart des milliers de Guatémaltèques arri-vés sur son sol.

Sur le plan diplomatique, la Déclaration de Cartha-gène suscite certaines réticences dès le début. Wa-shington se montre réservé, pour ne pas dire plus, quantà la définition élargie du réfugié, au motif que la Dé-claration pourrait inciter des milliers de civils en fuiteà demander l’asile aux Etats-Unis, et encourager no-tamment l’afflux des boat people haïtiens vers les côtesaméricaines.

Pourtant, la Déclaration de Carthagène sera finale-ment l’une des clés qui permettra à l’Amérique centralede sortir du gouffre. Trois ans après son adoption, leCosta Rica, El Salvador, le Guatemala, le Honduras etle Nicaragua signent l’Accord Esquipulas II (le Plan depaix Arias) par lequel ils s’engagent à interdire l’utili-sation de leur territoire à des fins de déstabilisation d’unpays voisin, et reconnaissent la nécessité d’élaborer despolitiques visant à aider les populations pauvres et sansterre en vue de prévenir de futurs exodes.

En 1989, le HCR organise une rencontre sans pré-cédent avec les représentants des pays de la région etdiverses organisations. La Conférence sur les réfugiésd’Amérique centrale (CIREFCA) développe de nou-velles approches pour aider quelque deux millions de ré-fugiés, rapatriés et déplacés. Dans les années qui sui-vent, 420 millions de dollars seront consacrés à desprogrammes novateurs.

Les premiers projets dits «à impact rapide » sont ini-tiés en 1991 au Nicaragua. Il s’agit d’opérations à petiteéchelle et à coût réduit, relativement faciles à exécu-

En Colombie, lesunités mobiles duHCR aident lesdéplacés à obtenirdes pièces d’identité.

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AVANT 1984, LA CONVENTION COMPTAIT TRÈS PEU DE SIGNATAIRES PARMI LESPAYS DE LA RÉGION. AUJOURD’HUI, SEULE CUBA RESTE À L’ÉCART.

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ter : remise en état d’un dispensaire, reconstruction dupont d’un village, distribution d’outils et de semencespour la prochaine récolte.

L’ idée est simple : il s’agit d’aider les réfugiés et lescommunautés d’accueil pendant la période de transi-tion entre la distribution des secours d’urgence et l’aideau développement à plus long terme. Les résultats sonttellement satisfaisants que cette approche sera ulté-rieurement intégrée aux autres opérations du HCRdans le monde.

Le Mexique, auparavant si ouvertement hostile auxdemandeurs d’asile, revient à de meilleures disposi-tions au milieu des années 90 en régularisant la situa-

tions d’environ 22 000 réfugiés guatémaltèques et enleur proposant l’octroi de la citoyenneté.

A la fin de la décennie passée, après avoir aidé lesderniers réfugiés à rentrer chez eux ou à se réinstallerdans un autre pays, le HCR clôture ses programmes enAmérique centrale.

AUJOURD’HUI ET DEMAINQuelle sera la prochaine étape pour la Déclaration de

Carthagène et 20 ans après, quel est son potentiel dansl’environnement actuel ?

Bien qu’adoptée par seulement dix Etats, il s’estavéré, lors de la Conférence de Mexico en novembre

L’Amérique latine et la protection 1889Un corpus législatifinternational relatif au droithumanitaire et à la protectiondes réfugiés se metprogressivement en place à lafin du XIXe et au début du XXe

siècle. Dès 1889, l’Amériquelatine contribue à ce processusavec le Traité de Montevideosur le droit pénal international,qui empêche l’extradition decertains dissidents politiques etde réfugiés. D’autres documentssuivront, dont la Déclarationaméricaine des droits et devoirsde l’homme en 1948, quiprécède la Déclarationuniverselle des droits del’homme, et la Conventionaméricaine sur les droitshumains de 1969.

1954L’Organisation internationalepour les réfugiés (OIR) avaitréinstallé quelque 100 000Européens en Amérique latineau lendemain de la SecondeGuerre mondiale. Puis en 1951,lorsque le HCR devientopérationnel, tous les réfugiéssont placés sous son mandat. En1954, l’agence ouvre son premierbureau régional à Bogotá, enColombie, ainsi qu’unedélégation au Brésil, et continuede réinstaller des réfugiés en

provenance non seulementd’Europe mais d’aussi loin queHong Kong.

20 septembre 1973Neuf jours après lerenversement par AugustoPinochet du gouvernementdémocratiquement élu deSalvador Allende, le HCR ouvreun bureau à Santiago, au Chili,et lance sa première grandeopération en Amérique latine,pour aider des milliers deréfugiés bloqués à l’intérieur dupays et plusieurs milliers deChiliens déjà exilés à seréinstaller ailleurs à l’étranger.Le HCR demande aux Etatsd’Europe de l’Est de lesaccueillir, une première en ces temps où le bloc soviétiquese montre plutôt méfiant vis-à-vis de l’agencehumanitaire.

Les années 70D’autres pays d’Amérique latineet centrale sont à leur tourfrappés par la violence. En 1976,une junte militaire s’empare dupouvoir en Argentine. La saleguerre fera des milliers dedisparus et un grand nombred’exilés. Le HCR porte sonregard plus au nord, enAmérique centrale, où despaysans pauvres et sans terre

exigent des réformes sociales etagraires et s’affrontent auxgrands propriétaires. En 1977, leHCR ouvre à San José, au CostaRica, le premier de plusieursbureaux qui seront établis dans la région.

1979Le dictateur Anastasio SomozaDebayle s’enfuit du Nicaragua etle Front de libération nationalesandiniste prend le pouvoir.C’est le début d’une sanglanteréaction en chaîne: la guerrecivile éclate en El Salvador et auGuatemala. L’onde de choc, soitplus de deux millions depersonnes déracinées, touchetoute l’Amérique centrale, ainsique les Etats-Unis et le Canada.Beaucoup partent en exil àl’étranger et quelque 200 000Centraméricains sontofficiellement reconnus commeréfugiés.

22 novembre 1984A cette époque, la protectioninternationale des réfugiés enAmérique centrale estrudimentaire. Seule une poignéede pays ont adhéré à laConvention de Genève de 1951sur les réfugiés, document quine s’applique passpécifiquement à la situationdes victimes de ces derniers

conflits. Finalement, six Etatsd’Amérique centrale —Belize,Costa Rica, El Salvador,Guatemala, Honduras etNicaragua— ainsi que quatreautres pays : Colombie,Mexique, Panama et Venezuela,vont approuver la Déclarationde Carthagène sur les réfugiés.Sans pour autant avoir force deloi, ce document étendl’application de la Conventionde 1951 à d’autres catégories dedéracinés non couverts parcette dernière.

7 août 1987Le Costa Rica, El Salvador, leGuatemala, le Honduras et leNicaragua ratifient les AccordsEsquipulas II (le Plan de paixArias). Les Etats signatairess’engagent à interdirel’utilisation de leur territoire àdes fins de déstabilisation d’unpays voisin et reconnaissent lanécessité d’élaborer despolitiques visant à aider lespopulations pauvres et sansterre ainsi que les plussocialement défavorisées envue de prévenir de futursconflits.

29-31 mai 1989La Conférence internationalesur les réfugiés d’Amériquecentrale (CIREFCA) qui réunit

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2004, que la plupart des pays d’Amérique latine et desCaraïbes adhéraient déjà à ses principes quand ils neles avaient pas formellement intégrés à leur corpus législatif.

Pour Carlos Maldonado, l’un des principaux orga-nisateurs de la Conférence, Carthagène a été le cataly-

seur qui a fait revenir l’Amérique latine au premierrang des défenseurs de la protection internationale desréfugiés.

Avant 1984, la Convention de 1951 comptait très peude signataires parmi les pays de la région. Aujourd’hui,une seule nation, Cuba, reste à l’écart.

“ LA DÉCLARATION DE CARTHAGÈNE EST UN DISPOSITIF TRÈS INTELLIGENT: ELLE INTÈGRE AVECSOUPLESSE ET PRAGMATISME LES NORMES UNIVERSELLES DE LA PROTECTION ET QUELQUES IDÉESNOVATRICES, EN LES ADAPTANT AU CONTEXTE LATINO-AMÉRICAIN.”

des réfugiés —hier et aujourd’huiles Etats de la région, le HCR etd’autres organismes, adopte unprogramme ambitieux pourapporter des solutionsconcrètes aux problèmes desréfugiés, des rapatriés et desdéplacés internes. En 1989,l’agence assiste encore 150 000personnes dans des camps auMexique, au Honduras et auCosta Rica.

1991Au Nicaragua, le HCR lance leconcept des projets à impactrapide —des programmes àpetite échelle, peu coûteux,conçus pour améliorer sur place les transports, les servicesde santé, l’agriculture et les infrastructures dontbénéficieront tant les rapatriésque la population locale. Cesprojets deviendront par la suiteune composante essentielle des activités du HCR dans lemonde.

20 janvier 1993Début de l’opération derapatriement volontaire pour46 000 Guatémaltèquesréfugiés au Mexique. Pour lapremière fois dans l’histoire duHCR, les réfugiés négocient eux-mêmes les conditions de leurretour, notamment l’accès à la terre.

14 août 1996Le Mexique adopte unepolitique inédite donnantaux réfugiés qui nesouhaitent pas êtrerapatriés la possibilité dedevenir résidents etd’obtenir de manièreaccélérée la nationalitémexicaine pour lesconjoints ou parents decitoyens mexicains. C’estune dispositionimportante, car près de lamoitié desGuatémaltèques encoreréfugiés au Mexique ysont nés. Environ 22 000réfugiés du Guatemalachoisissent de rester.

1997-1999Avec le retour de la paix enAmérique centrale, le HCRréduit progressivement sesactivités et rapatrie les derniersréfugiés. L’agence ouvretoutefois un nouveau bureau enColombie pour aider lesréfugiés et les déplacéscolombiens frappés par ce quideviendra la pire crisehumanitaire du continentaméricain.

2004Plus de 40 ans de conflit enColombie ont coûté la vie à

quelque 200 000 personnes,chassé au moins deux millionsd’habitants de leurs foyers etcontraint plusieurs centaines demilliers d’autres à l’exil.

15-16 novembre2004Commémoration à Mexico duXXe anniversaire de laDéclaration de Carthagène. Unnouveau plan d’action estélaboré afin d’actualiser ledocument de 1984, notammentpour répondre au drame desdéracinés colombiens.

La création d’un programmelatino-américain deréinstallation figure parmi lesinitiatives de ce plan d’action.

Décembre 2004Avec des bureaux en Argentine,au Brésil, en Colombie, auCosta Rica, en Equateur, au Mexique, au Panama et auVenezuela, plus ceux des Etats-Unis et du Canada, lebudget total du HCR pour lesAmériques s’élève à 25 millionsde dollars.

Construire une nouvelle maison et une nouvelle vie au Mexique : un rêve devenu réalité pour beaucoup de réfugiés guatémaltèques.

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Mais au moment même où elle se rallie sans trop debruit aux grands instruments internationaux, l’Amé-rique latine tombe progressivement dans l’oubli.

En effet, d’autres crises, de plus grande ampleur etplus télégéniques — les Balkans, l’Afghanistan, le Ti-mor, le Rwanda — ont fini par monopoliser l’attentionde la communauté internationale au détriment d’unerégion qui, de relativement paisible en apparence, com-mence à devenir, comme le dit C. Maldonado, “un conti-nent oublié”, celui des “réfugiés invisibles”.

Car une autre crise grave se prépare et, par uneétrange ironie du sort, en Colombie, justement. Depuisplus de 40 ans, le gouvernement civil de la plus vieilledémocratie d’Amérique latine est aux prises avec l’ar-mée, divers mouvements de guérilla d’extrême gaucheet les milices paramilitaires d’extrême droite qui cher-chent à s’emparer du territoire, des richesses et du pou-voir. Le bilan humain rappelle celui des crises centra-méricaines antérieures : plus de 200 000 morts, environ2 millions de déplacés depuis 1985, un exode massif versles pays limitrophes. Dans les capitales étrangères, on nes’en est guère inquiété, les gouvernements concernés enayant minimisé l’ampleur et la majorité des victimesétant des déplacés internes, elles ne relevaient pas di-rectement des organisations internationales.

Aujourd’hui, comme plusieurs autres agences hu-manitaires, le HCR vient en aide à plus de 1,2 million dedéplacés, un triste record mondial, et doit résoudre le

problème de plus en plus aigu que pose l’exil des Colombiens réfugiés dans les pays voisins.

DES CHIFFRES BIEN PLUS ÉLEVÉSLe drame de la Colombie est actuellement la crise

humanitaire la plus grave du continent américain, etle peuple colombien est numériquement en deuxièmeposition par rapport aux populations bénéficiant del’aide du HCR actuellement.

Mais d’autres problèmes, qui n’existaient pas enAmérique centrale à l’époque des troubles, se posent àl’ensemble de l’Amérique latine, comme ailleurs dansle monde, venant se greffer aux enjeux d’aujourd’hui.Ainsi, les Etats abordent la question de l’ immigrationet de l’asile à travers le prisme de la sécurité plutôt qued’accorder la priorité à l’aide humanitaire. La guerreau terrorisme dont les ramifications s’étendent au-delàde toutes les frontières, touche une partie du continentlatino-américain. Les trajets migratoires et les réseauxclandestins sont de plus en plus complexes. Aux in-nombrables civils jetés sur les routes de l’exil s’ajouteun nombre croissant d’ individus originaires de bienplus loin, d’Afrique en particulier, pour tenter leurchance en Amérique latine ou en Amérique du Nord.

Le plan d’action décidé à Mexico va essayer de ré-pondre non seulement aux questions «traditionnelles»que posent les réfugiés, mais aussi à ces nouveaux défis.Le Haut Commissaire Lubbers a défini les deux objec-

Bienvenue enEquateur.

OFFICIELLEMENT, L’EQUATEUR, LE VENEZUELA ET LE PANAMA HÉBERGERAIENT QUELQUE 40 000 RÉFUGIÉSET DEMANDEURS D’ASILE COLOMBIENS, MAIS LE CHIFFRE RÉEL POURRAIT BIEN S’ÉLEVER À 400 000.

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tifs principaux du HCR à cet égard : renforcer et élargirla protection des réfugiés en Amérique latine et ré-pondre aux autres besoins humanitaires “dans l’espritde Carthagène”. “Dans un contexte mondial d’érosion dudroit d’asile et des principes de la protection, il est ré-confortant de constater que les pays d’Amérique latineentendent appliquer les normes de protection les plusélevées”, a-t-il déclaré à Mexico.

C. Maldonado explique qu’une grande partie du plan a été repensé avec pragmatisme dans le but “d’ai-der les pays de la région à prendre conscience de la réelle dimension de la crise colombienne et à agir en consé-quence pour s’attaquer aux vraies questions”.

Reste que l’ampleur du problème est encore diffi-cile à évaluer. Nul ne sait au juste combien de famillesont été contraintes d’abandonner leur foyer ni combiense sont réfugiées dans les pays voisins. Cette absence destatistiques précises tient à plusieurs facteurs : fron-tières relativement poreuses, origine commune de po-pulations qui parlent la même langue de part et d’autredes frontières et qui peuvent ainsi se fondre dans descommunautés rurales et dans des villes où ils ne se fontpas enregistrer par crainte des autorités. Quant aux sys-tèmes d’accueil ils ne font souvent pas le poids.

Officiellement, l’Equateur, le Venezuela et le Pa-nama hébergeraient quelque 40 000 réfugiés et de-mandeurs d’asile colombiens, mais un spécialiste de laquestion estime que “les chiffres réels sont beaucoup,beaucoup plus élevés”. Un calcul approximatif à partirdes statistiques nationales révèle que le nombre de ré-fugiés au sens élargi de la Déclaration de Carthagèneserait au bas mot de 400 000 personnes.

Ces chiffres ont des incidences majeures pour les

pays andins, qui doivent déterminer le statut de tousces déracinés et les aider de leur mieux.

Les éléments clés du plan d’action sont les projetsdits des «trois solidarités» — villes de solidarité, fron-tières de solidarité et réinstallations de solidarité —conçus pour répondre à des besoins spécifiques : aiderles réfugiés urbains, créer des infrastructures dans lesrégions frontalières au profit des réfugiés et des com-munautés d’accueil et, comme l’a proposé le Brésil, dé-velopper le programme latino-américain de réinstal-lation pour que les pays de la région puissent offrirdavantage de places aux personnes venant des nationsdéchirées par les conflits.

L’instauration d’un tel programme serait un événe-ment hautement symbolique pour le Brésil et le HCR.En effet, il y a un demi-siècle, quand le Haut Commis-sariat a lancé ses opérations en Amérique latine, sa prio-rité a été de contribuer à la réinstallation de quelque100 000 victimes européennes de la Seconde Guerremondiale, principalement au Brésil. La boucle est doncdésormais bouclée.

Les Etats ont déjà pris une mesure concrète en trai-tant pour la première fois la question sur une base col-lective et non plus bilatérale. Il faut aussi espérer le re-tour de la Colombie, qui s’est retirée de la Déclarationde Carthagène il y a quelques années.

Pour Carlos Maldonado, l’Amérique latine doit pas-ser outre le sentiment d’être un continent oublié. “La ré-gion n’a-t-elle pas déjà démontré sa détermination etsa capacité à résoudre ses propres crises humanitaires ?Avec un peu d’aide et d’encouragement de la part de lacommunauté internationale, elle peut aller de l’avant etpoursuivre cette voie qu’elle a si bien tracée.” �

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Venezuela : l’un despays accueillant desdéracinés colombiens.